Ce qui arrive aux Gilets Jaunes arrive à chacun d’entre nous. Que l’on se sente proche ou à distance des Gilets Jaunes, nul ne peut affirmer aujourd’hui qu’il est à l’abri de la condition autoritaire décomplexée qui gouverne notre présent. Le sort désormais réservé à quiconque tente de faire obstacle au cours désastreux du monde est clair : l’appareil étatique emploiera toutes ses forces et une bonne part de ses ressources matérielles et symboliques pour l’écraser. Les récentes orientations commandant les traitements policier et judiciaire ainsi que l’opération médiatique de l’État autour de la « violence » visent à empêcher toute mise en cause sérieuse de l’ordre social pour les dix prochaines années.
Ce raidissement étatique n’est pas seulement celui d’une énième loi de circonstance (la loi « anti-manifestants »), électrisée par le théâtre médiatique. L’actuel cadenassage législatif peut aussi se lire différemment : sous l’œil des catastrophes écologiques en cours. Certains éléments de l’appareil étatique ont compris que la société entre dans une période de bouillonnement, d’insubordination généralisée qui va s’intensifier. En prévision du mauvais temps, d’un monde qui tremble sur ses vases, voilà l’État revenu à ses fondamentaux : tenir l’ordre social dans la très longue durée, clouter pour l’éternité un mode d’organisation collective au calendrier des siècles à venir.
Ainsi, sans doute le squelette étatique se redécouvre-t-il une mémoire. Une série de réminiscences remontent alors jusqu’à son cerveau reptilien. L’État se souvient qu’il a eu une naissance autour du XVIe siècle, qu’en tant qu’être historique il est mortel, qu’il a craint de vaciller à quelques grandes dates de l’histoire moderne, et que même les cathédrales bâties pour l’éternité et gagées sur le bon Dieu brûlent soudainement et sans possibilité d’entraver la progression des flammes : ici-bas, tout est biodégradable. Dans les périodes de grandes incertitudes, d’interrègnes où nous rentrons, l’État stratège prépare peut-être à sa manière un survivalisme à sa mesure : il ne peut que s’imaginer faire partie de la solution. Devant la menace que constitue la catastrophe écologique pour son existence même, ses éléments les plus éclairés pressentent-ils qu’il ne fera pas partie de la suite du monde ? Ses zélés soldats œuvrent alors à cimenter tous les chemins qui mèneraient à vivre ailleurs que sous ce ciel institutionnel : il faut défendre à tout prix l’État. Et peu importe si pour arriver à ce but, il doit étouffer la société et les désirs de vies alternatives.
Depuis quelques années donc, un bouleversement de notre régime de droit s’installe à pas de velours avec une cadence accélérée. L’autorité administrative, jusqu’ici plutôt cantonnée à un rôle de « prévention » a été progressivement dotée d’un ensemble de moyens coercitifs et de capacités d’initiative et d’action se substituant largement au pouvoir judiciaire. Dans le sillage de la COP 21 et de plusieurs luttes écologistes, les lois d’exception prévues pour le terrorisme s’acclimatent dans un silence de préfecture au régime commun et s’appliquent au droit de manifester. Malgré la censure partielle du Conseil Constitutionnel, une atteinte essentielle aux libertés fondamentales a déjà été largement légalisée : alors que la privation de liberté (garde à vue, condamnations, etc.) sanctionnait jusqu’à présent une infraction établie et prononcée par le pouvoir judiciaire, elle devient aujourd’hui un instrument de maintien de l’ordre public aux mains des préfets, donc du ministère de l’Intérieur, qui se voient accordés le droit d’arrêter, d’enfermer, d’assigner à résidence, pour prévenir le risque d’une infraction qui n’a pas été commise !
Sur le plan du maintien de l’ordre, les violences policières, jusqu’ici réservées à la périphérie, aux banlieues et aux ZAD, s’élargissent à tout individu des classes moyennes et populaires en révolte, et la militarisation de la police, avec son réservoir d’armes diverses à létalité croissante, s’accélère. Sur le plan de la communication gouvernementale et de la vision de l’Etat, la constitution d’ennemis intérieurs s’approfondit – et les traitements policier, judiciaire et médiatique les transforment en corps étrangers à mutiler ou à isoler. De fait, l’Etat déclare la guerre à chaque fragment de sa population qui fait davantage que soupirer. Celles et ceux qui, devant le sentiment d’intolérable, ont cessé de sublimer leur colère dans un bulletin de vote pour agir et se soulever rencontrent et rencontreront la variété des fonctionnaires de l’Etat ganté.
Nous avons passé un seuil politique : l’accumulation de glissements autoritaires sur la longue durée provoque un changement qualitatif. Reste à savoir comment nommer l’actuelle forme du pouvoir – car, en face, l’opération de dénomination pour mieux gouverner est incessante : « casseurs », « factieux », « populistes », « ultras », « extrême », « anarcho-autonomes », « Black Blocs ». Est-ce une fuite en avant autoritaire circonstancielle ? Le résultat d’un renforcement progressif de l’État libéral-paternaliste depuis vingt ans ? L’acclimatation progressive du carbo-fascisme (Trump, Bolsonaro, Duterte) à des pays qui, comme la France, ne sont pas officiellement climato-négationnistes mais officieusement et politiquement agissent comme tels ? L’instinct de survie de l’Etat qui réapparaît à chaque fois que surgit une sérieuse volonté de remettre en question l’organisation de la vie sociale, et ce depuis près de cinq siècles ? Le moment néo-fasciste du néolibéralisme, qui se caractérise par l’accentuation du mélange entre Etat de droit et état d’exception, entre puissance du capital et raidissement du régalien, entre disruption technologique et traitements infâmes réservés aux migrants et aux non-nationaux ? Après la mise au pas économique de la société par les grandes puissances capitalistes, s’accélère l’emprise de l’Etat sur la vie sociale : le manteau de plomb de l’économie sur la société ne tient que parce qu’on lui adjoint la doublure étatique.
Sortir d’un piège historique par la non-violence ?
L’accentuation autoritaire du régime est une affaire commune car elle pose une question essentielle : peut-on obtenir des changements fondamentaux dans la structure et la finalité des sociétés capitalistes occidentales en passant par les formes institutionnelles classiques de la politique (élections, manifestations syndicales, pétitions) ? Chaque jour, une perception partagée de la situation politique gagne en popularité à bas bruit par les canaux numériques, les réunions publiques ou la circulation de textes : les peuples ne pourront pas se sortir du piège socio-écologique par les moyens qui les y ont conduits. Le pivot analytique et affectif de cette attention nouvelle à la situation planétaire est clair : la responsabilité des blocs étatiques et capitalistes dans les désastres en cours est écrasante, la forme institutionnelle planétaire, le Capitalocène, et les groupes sociaux qui la soutiennent, représentent une dangerosité maximale, supérieure à toutes les autres menaces concurrentes.
À ce stade de la situation, rien ne dit que la perspective autoritaire ne trouvera pas ultimement son embouchure dans les pires eaux du XXème siècle, hybridée par les progrès de l’oppression sociale et numérique du XXIème siècle. Mais nul besoin de spéculer sur la fin de la décennie ou du siècle pour savoir à quoi s’en tenir dès maintenant. Cela signifie que l’actuel piège étatique et sécuritaire criminalisant toute révolte est en train de refermer sous nos yeux la seule possibilité d’une bifurcation décisive de nos sociétés.
Quiconque s’exaspère devant la catastrophe écologique enregistrée en streaming par les scientifiques et vécue au ralenti par les contemporains perçoit bien que nous n’avons nullement affaire à une crise politique, de régime, nationale, de rapport à l’autorité, mais à une vertigineuse mise en question d’une façon globalement pathologique d’habiter et d’écouter la terre. L’enjeu essentiel est la responsabilité centrale d’une manière très particulière d’occuper le monde et d’organiser maladivement nos existences autour de la vie productive. Toutes nos énergies et nos actions doivent se diriger vers les structures qui causent et nourrissent cette impasse historique : identifier et attaquer les dangereux, saboter les saboteurs. Dans cette guerre des mondes, toutes les tentatives de mises en cause de l’ordre existant buteront sans cesse sur ces murs étatiques et sécuritaires. Il est grand temps d’entreprendre à une large échelle des réflexions stratégiques sur les multiples manières de mener des actions d’insubordination qui ne soient plus seulement symboliques ou inoffensives.
Par leur inventivité stratégique et leur persistance dans le temps et dans l’espace, les Gilets Jaunes ont démontré que lorsque les voies non institutionnelles de l’action politique sont employées – c’est-à-dire lorsque l’on passe de mobilisations inoffensives à offensives, d’actions rituelles comme des journées de grève sans lendemain, des défilés gentiment encadrés par la préfecture de police à des formes d’actions imprévisibles qui menace l’Etat – la réponse répressive de ce dernier est impitoyable. Renouant avec la tradition de l’action directe, révolutionnaire, violente utilisée couramment par les paysans, artisans et ouvriers depuis la fin du XVIIIe siècle, le soulèvement récent à d’emblée opté pour des formes d’interventions (blocage partiel des flux) et de réappropriation de l’espace public (manifestation émeutière dans les lieux de pouvoirs et de la bourgeoisie) imprévisibles et créatives.
Le sort réservé aux Gilets Jaunes – mutilations, interpellations, incarcérations – n’est pour l’instant destiné qu’à une fraction de la population parce que les autres ne bougent pas, sinon intérieurement. Mais ce qui leur arrive, arrivaient déjà aux habitants des quartiers populaires et aux zadistes, et arrivera aux autres qui, fatigués de marcher chaque vendredi ou samedi rituellement, troqueront leurs cartons de protestation contre des actions à inventer mettant sérieusement en cause l’ordre économique et politique.
Un épisode récent offre aux sceptiques un résumé en accéléré du tableau contemporain : des militants d’Action Non Violente – COP21 ont lancé en février l’opération « Sortons Macron » pour réquisitionner dans une trentaine de mairies du pays le portrait présidentiel afin de « dénoncer l’inaction du gouvernement en matière de climat ». Le message est limpide et malin : le vide laissé par les portraits enlevés manifeste le vide de la politique climatique et sociale du gouvernement. La réponse de l’appareil étatique ? Volonté de poursuivre systématiquement ces actions avec le chef d’accusation de « vol aggravé (en réunion) » et mobilisation du Bureau de lutte antiterroriste, qui se présente lui-même « comme un des services spécialement chargés de la prévention et de la répression des actes de terrorisme ». Résultat, depuis un mois, ANV ne compte pas moins de 33 gardés à vue, 27 perquisitions, et 20 convocations en procès. Résumons : des actes de désobéissance civile plus proches d’Hara-Kiri que de l’Etat islamique, sans atteinte aux biens ni aux personnes, sont caractérisés juridiquement de manière hyperbolique et partiellement pris en charge par l’antiterrorisme.
À partir d’une telle paranoïa gouvernementale, on comprend mieux pourquoi les sabotages ciblés de magasins situés sur la plus belle avenue du monde marchand et universellement identifiés comme participant d’un mode de vie médiocre et insoutenable (ravage écologique, inégalités sociales et concentration des richesses, tyrannie de la mode) peuvent être assimilés au fait de « semer la terreur ». Et ainsi justifier le recours aux militaires par une ancienne candidate socialiste à l’élection présidentielle1, le fait de placer le nouveau préfet de Paris sous le patronage de Clémenceau dont l’usage de l’armée pour briser les grèves a abouti à près d’une dizaine de morts en 1907-1908 et de préparer l’opinion publique à de nouveaux Rémi Fraisse2.
Par une étrange rencontre du Gilet Jaune et du « gilet vert », du présent et de l’avenir proche, ces militants d’ANV annoncent la condition qui sera faite à tous ceux qui passeront de l’écran à des actions à cran : ils rencontreront la froideur de l’Etat – ses forces judiciaires, policières et armées. Il n’y a plus d’abri nulle part : pas de niche écologique, pas de vie privée inviolable, pas de dehors au monde et d’asile possible dans une ambassade, pas de manifestation joyeuse à succès, pas de déclaration inconséquente politiquement sur la non-violence, pas de recours aux grands hommes. Il n’y a pas un pari à faire pour « sauver le climat », mais des structures à démanteler (quand il ne faut pas les détruire) et des mondes à bâtir qui s’établiront en s’attaquant à un acteur jusque-là trop oublié ou refoulé : l’Etat. L’Etat comme opérateur et facilitateur de toutes les puissances (militaire, économique, etc.), comme garant en dernier ressort d’une forme de vie hégémonique, comme puissance conservatrice – un conservatisme de mouvement : persévérer dans son être étatique autoritaire tout en favorisant toutes les métamorphoses économiques et technologiques afin que tout demeure.
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Nous appelons à participer à la rencontre avec des organisations écologistes et des gilets jaunes qui se tiendra le 24 avril, à partir de 19h, au Théâtre L’échangeur – 59 avenue du Général De Gaulle, 93170 Bagnolet (en face du métro Gallieni). Plus de détails ici.
Par ailleurs, des appels ont été lancés pour que le 4 mai soit une journée de réoccupation des ronds-points, des rues et des places autour des banquets partagés avec les gilets jaunes, auxquels les militants écologistes devraient aussi se joindre
Notes
- “J’ai vu que ça soulève une polémique, la présence des militaires. Je vais vous faire un aveu: je me suis demandé pourquoi ça n’avait pas été fait plus tôt. Certes les Black Blocs ne sont pas des terroristes, mais ils sèment la terreur. Et donc c’est la même chose.” Ségolène Royal, RTL, 20/03/2019.[↩]
- « Vous voulez de l’ordre public? Cela implique de passer à l’offensive. On peut craindre des blessés, voire des morts.” prévient un député LRM. » Le Monde, 22 mars 2019[↩]