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À propos de Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, 2016, 192 p.
Depuis une dizaine d’années, un pas de plus a été franchi dans le processus de déconstruction de l’anthropocentrisme moderne. Après la prise en compte de la question animale et la reconsidération des animaux en tant qu’êtres sensibles ou sujets doués d’une certaine intelligence, c’est maintenant au tour des plantes d’être reconnues dans la singularité de leur mode d’existence et de prendre ainsi une place sur la scène du monde. L’immense succès de La vie secrète des arbres 1 s’inscrit dans ce mouvement. Celui-ci indique un déplacement profond des sensibilités et le désir, pour les humains d’aujourd’hui, de sortir des limites dans lesquelles les a enclos l’anthropocentrisme. Loin de voir là une humiliation dégradant la dignité de l’être humain, ce déplacement de sensibilité ouvre la voie à l’affirmation de puissances de vie insoupçonnées, puissances de vie qui l’habitent en tant que corps parmi les corps, animaux, végétaux et minéraux. Ces puissances mettent en jeu les corps dans leur dimension sensible, dans leurs manières de s’affecter les uns les autres et d’articuler ces affects, l’imagination et la mémoire dont ils sont porteurs, dans des récits. Si le discours scientifique a su se renouveler ces dernières années à l’endroit des plantes, il ne permet cependant pas de rendre compte des modifications à l’œuvre dans la manière de voir et de percevoir les rapports entre les êtres. Un désir semble émerger aujourd’hui, celui de retrouver, dans nos manières d’appréhender le réel, une dimension sensible perdue. D’où le sentiment de nécessité, qui semble se faire de plus en plus pressant, d’inventer d’autres formes de discours capables de donner sens et consistance à ce déplacement de sensibilité. C’est ici que se situe, me semble-t-il, le propos développé par Emanuele Coccia dans son livre intitulé La vie des plantes2.
La plante vue par l’œil du métaphysicien
La difficulté devant laquelle on se trouve à la première lecture du livre consiste à situer le type de discours qui s’y trouve mis en jeu. En effet, contrairement à ce que laisserait penser le titre de l’ouvrage, l’essai de Coccia n’a rien d’un traité de botanique. L’auteur situe son propos sur un plan qui se veut d’emblée métaphysique. De là son sous-titre : Une métaphysique du mélange. Ce parti pris est clairement explicité à la fin de l’ouvrage : « La plante et sa structure peuvent être mieux expliquées par la cosmologie que par la botanique »3. Non qu’il s’agisse de déconsidérer le savoir développé par les sciences naturelles, puisque Coccia lui-même a, comme il le rappelle en début d’ouvrage, une grande connaissance en botanique à laquelle il fait référence à plusieurs reprises. Mais son objet est autre : la plante est pour lui l’occasion de reposer la question métaphysique de la vie là où la biologie l’a abandonnée4. En prenant appui sur les plantes, la question de la vie peut être abordée d’un autre point de vue que celui du « zoocentrisme »5 biologique (l’animal ayant monopolisé l’attention dans l’étude du vivant) qui tend à associer vie et organisme. Le zoocentrisme culminerait aujourd’hui, selon Coccia, dans l’animalisme antispéciste, qui n’est qu’un « anthropocentrisme au darwinisme intériorisé : il a étendu le narcissisme humain au royaume animal. »5 A travers les plantes, il s’agirait de pousser encore plus loin la critique de l’anthropocentrisme moderne et de la hiérarchisation métaphysique des êtres qu’il postule pour proposer une autre manière de penser les rapports entre les existants et cela à l’échelle du monde. Coccia entend dépasser le cloisonnement métaphysique instauré entre les différents types d’êtres (minéraux, végétaux, animaux, humains, esprits ou divinités) pour repenser leurs rapports en termes de « compénétration réciproque » et continue à l’intérieur de leur milieu commun : l’air. « L’air que nous respirons n’est pas une réalité purement géologique ou minérale – elle n’est pas simplement là, elle n’est pas un effet de la terre en tant que tel – mais bien le souffle d’autres vivants. Il est un sous-produit de la “vie des autres”. Dans le souffle […] nous dépendons de la vie des autres. Mais surtout, la vie d’autrui et ses manifestations sont la réalité elle-même, le corps et la matière de ce que nous appelons monde ou milieu. »6
C’est donc une théorie générale des relations entre l’ensemble des êtres que Coccia cherche à développer à travers ce qu’il appelle une « métaphysique du mélange ». La plante semble propice à une telle entreprise car elle opère incessamment le passage de l’inorganique (terre, eau, air, lumière) à l’organique (végétal, animal). Coccia érige alors la photosynthèse en principe cosmologique : « la photosynthèse n’est que le processus cosmique de fluidification de l’univers, l’un des mouvements à travers lesquels le fluide du monde se constitue : ce qui fait souffler le monde et le maintient dans un état de tension dynamique ».7 Le monde, ici identifié à la nature, est conçu à l’aune d’un grand Tout dont la consistance fondamentale serait d’ordre atmosphérique : « Plus qu’une partie du monde, l’atmosphère est un lieu métaphysique dans lequel tout dépend de tout le reste, la quintessence du monde compris comme espace où la vie de chacun est mêlée à la vie des autres ».8 La plante devient ainsi, progressivement, le modèle à partir duquel peut s’élaborer un nouveau paradigme des rapports entre les êtres au sein de ce qui se présente comme une théorie renouvelée du « monde », c’est-à-dire comme une nouvelle cosmologie. Cette théorie se développe à travers la remise en question d’un ensemble d’oppositions conceptuelles traditionnelles de la philosophie : contemplation versus action, résistance versus perméabilité, passif versus actif, contenant versus contenu, être versus faire. « Les plantes, leur histoire, leur évolution, prouvent que les vivants produisent le milieu dans lequel ils vivent plutôt que d’être obligés de s’y adapter. […] Elles démontrent que la vie est une rupture de l’asymétrie entre contenant et contenu (et est donc contenu par lui) et vice versa. Le paradigme de cette imbrication réciproque est ce que les Anciens déjà appelaient souffle (pneuma). Souffler, respirer, signifie en effet faire cette expérience : ce qui nous contient, l’air, devient contenu en nous et, à l’inverse, ce qui était contenu en nous devient ce qui nous contient. »9 Les plantes se prêteraient particulièrement bien à une remise en question de ce système d’oppositions, car si pour les animaux il est possible de postuler l’existence d’une intériorité dissociable d’une extériorité (que l’on pourra appeler « environnement »), pour la plante cette opposition est plus délicate. « La vie végétative est la vie en tant qu’exposition intégrale, en continuité absolue et en communion globale avec l’environnement. C’est afin d’adhérer le plus possible au monde qu’elles développent un corps qui privilégie la surface au volume. […] On ne peut séparer – ni physiquement ni métaphysiquement – la plante du monde qui l’accueille. »10 De là découle une des intuitions les plus intéressantes de l’ouvrage, celle selon laquelle « sentir est toujours toucher à la fois soi-même et l’univers qui nous entoure ».11 Celle-ci va de pair avec une autre idée intéressante selon laquelle le « faire monde » relèverait d’une technicité des êtres irréductible à la conception instrumentale de la technique. Par « technicité » il faut dès lors entendre non l’usage finalisé d’outils venant prolonger le corps et l’esprit de l’usager qui les manipule, mais le mode de déploiement de l’existant lui-même, son ouverture au monde, en monde. « Elles n’ont pas de mains pour manier le monde, et pourtant il serait difficile de trouver des agents plus habiles dans la construction de formes. Les plantes ne sont pas seulement les artisans les plus fins du cosmos, elles sont aussi les espèces qui ont ouvert à la vie le monde des formes, la forme de vie qui a fait du monde le lieu de la figurabilité infinie. […] L’absence de mains n’est pas un signe de manque, mais plutôt la conséquence d’une immersion dans la matière même qu’elles façonnent sans cesse. Les plantes coïncident avec les formes qu’elles inventent : toutes formes sont pour elles des déclinaisons de l’être et non du seul faire et de l’agir. Créer une forme signifie la traverser de tout son être, comme l’on traverse des âges ou des étapes de sa propre existence. »12 Ce renversement de la conception de la technique, traditionnellement envisagée comme prérogative de l’être humain le distinguant ainsi des autres êtres de nature qui seraient eux démunis de technicité13, pourrait permettre de remettre en question le partage nature / culture constitutif de l’ontologie naturaliste qui domine la tradition occidentale moderne et dans laquelle l’anthropocentrisme trouve son assise. Mais le propos de l’auteur ne va jamais jusque là, et cela pour plusieurs raisons.
La question du « monde »
La première consiste dans le caractère par trop abstrait, désincarné, du propos qui est tenu dans l’ouvrage. La plante s’y trouve érigée en modèle, en Idée métaphysique, en dehors de toute inscription réelle et donc aussi sensible. Peut-on parler également de la plante qui pousse dans le désert, en milieu tropical, en altitude ou en milieu aride ? S’agit-il toujours de la même plante selon qu’elle entre en relation avec des vers de terre, avec des pollinisateurs, avec des cultivateurs, avec des chasseurs-cueilleurs, avec des casoars ou avec des brebis ? Les apports de l’écologie scientifique, qui met l’accent sur les relations in situ entre les entités biologiques, auraient sans doute ici été les bienvenus.
De manière plus générale, si l’on se situe sur le plan cosmologique qui est celui de l’auteur, une autre faiblesse concerne le traitement de la question du « monde ». Un « monde » est-il pensable à partir de « La » plante ainsi érigée en modèle ? Ce que l’on appelle « monde » n’est-il pas plutôt ce qui advient dans la rencontre et l’enchevêtrement de lignes de vie hétérogènes, animales, végétales, humaines, minérales ? C’est, par exemple, ce que nous révèlent les travaux minutieux et documentés de nombres anthropologues contemporains, de Tim Ingold14 à Florence Brunois15. Eux aussi tentent de prendre acte de la révolution cosmologique dont nous sommes les contemporains16, révolution qui prend sa source dans la crise du sujet humain promu par la modernité européenne et qui a trouvé une de ses expressions théoriques les plus développées dans ce que l’anthropologie critique contemporaine a qualifié de « tournant ontologique ».17 Celui-ci correspond à une remise en question de l’universalité du paradigme naturaliste18 qui postule l’existence d’une multiplicité de cultures (humaines) sur le fond d’une nature unique (composée des non humains) au profit d’une reconsidération des différents modes de perception, d’action et d’interrelations entre les êtres (à la fois humains et non humains) qui constituent un « monde ». Ce qui implique de ne plus penser en termes de « cultures » différentes (culture des Aborigènes d’Australie, des Kasua de Papouasie Nouvelle Guinée, des Européens, etc.), chacune correspondant à un système symbolique singulier émergeant sur le fond d’une nature unique, mais en termes de « mondes » hétérogènes mettant en jeu des manières différenciées de distribuer les rapports entre les êtres (humains et non humains), les modes de perception et de connaissance de ces différents êtres à l’intérieur de « cosmologies », qui peuvent s’enchevêtrer ou entrer en conflit, mais qui conditionnent l’expérience commune des êtres qui, à travers leurs interrelations, composent ces mondes. Tout le travail anthropologique consiste à faire apparaître un « monde » à partir d’une analyse et d’une interprétation des pratiques, des savoirs, des manières de percevoir et des modes d’existence d’une multiplicité d’êtres hétérogènes (humains et non humains) dans une situation déterminée. Le monde donne consistance à une réalité vécue et partagée sensiblement. Ainsi, l’anthropologue Florence Brunois nous explique de quelle manière les Kasua de Papouasie Nouvelle Guinée reconnaissent aux plantes « une agentivité et une sensibilité et admettent volontiers s’entretenir avec elles dans une communication interspécifique et audible ».19 L’anthropologue cherche à rendre compte de la singularité du « monde » Kasua non pour reconduire une forme de relativisme culturel élevé à hauteur métaphysique, mais pour redonner tout le sens et la consistance des expériences, savoirs et perceptions de l’être-au-monde Kasua. Apparaît alors, à travers la description et l’interprétation des pratiques et modes de vie Kasua, que la plante ne peut jamais être isolée des autres êtres qui composent le monde pour constituer l’objet d’un savoir spécialisé, ni pour être érigée en modèle métaphysique. Les plantes n’ont d’existence que sylvestre, c’est-à-dire à l’intérieur d’un enchevêtrement de lignes de vie qui se donne sous la forme de la forêt. « Chasseurs, horticulteurs, cueilleurs, pêcheurs, la vie semi-nomade des Kasua est leur manière singulière d’habiter la forêt. Chaque jour, ils composent et recomposent leur existence avec l’extraordinaire diversité des êtres qui la cohabitent, lesquelles disposent au même titre que les humains d’un usufruit sur le commun sylvestre. »20 Derrière cette pratique quotidienne et située de la forêt, Florence Brunois découvre et met en lumière la profondeur « métaphysique » du monde « kasua ». Si la métaphysique « naturaliste » dominante dans la tradition européenne a stabilisé la nature en cherchant à la fonder dans un ordre transcendant (un ordre des places, des propriétés, des identités), dans la métaphysique « animiste » du monde kasua, la nature est envisagée comme le lieu d’une instabilité et d’une duplicité ontologique puisque la forêt est habitée d’esprits invisibles qui peuvent à tout moment se manifester à travers les différents êtres qui la composent21. Brunois étend ainsi l’hypothèse du perspectivisme22 à l’ensemble des êtres, dont les plantes. Pour savoir à qui ils ont affaire, les Kasua doivent entrer en commerce avec les différents êtres. Le « monde » n’est pas ici une abstraction métaphysique, il n’est pas non plus simplement réductible à une ontologie (c’est-à-dire à la détermination théorique de l’ensemble des relations entre les êtres à l’intérieur d’une totalité donnée), mais consiste d’abord dans l’épreuve d’un espace et d’un temps instable et dynamique, l’épreuve d’un événement qui engage la multiplicité des existants dans leur dimension corporelle.
Mais si Coccia ne prend pas en compte les approches du « tournant ontologique » de l’anthropologie pour formuler sa métaphysique de la plante c’est sans doute que celles-ci n’en continuent pas moins de penser la multiplicité des relations entre existants depuis l’humain. Les différentes « ontologies » ne sont-elles pas elles-mêmes des manières de penser les modes d’identification du monde par l’humain ? Coccia cherche au contraire à penser depuis la singularité de la plante, depuis la singularité de son mode d’être. Pour ce faire, il aurait été intéressant d’opérer à l’endroit de la science botanique un déplacement similaire à celui opéré par Heidegger dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique à l’égard de l’éthologie. Heidegger y interroge le concept de « monde » et la particularité de l’être-au-monde de l’animal en opérant une déconstruction et un déplacement minutieux et rigoureux des concepts mobilisés par l’éthologie et la biologie pour penser les relations entre les organismes et leurs milieux. Cela le conduit progressivement à opérer une différence essentielle entre « monde » et « milieu », concepts que Coccia tend sans cesse à confondre puisque le « monde » est assimilé, sans plus de procès, à la « nature ». Le mode d’être de la plante aurait pu être l’occasion d’interroger l’absent du triptyque étudié par Heidegger dans son ouvrage (l’homme, l’animal, le minéral23) tout en proposant une critique de l’anthropocentrisme qui fait encore le fond de son analytique existentiale. Coccia reprend à plusieurs reprises des formulations conceptuelles d’inspiration heideggerienne, notamment celle d’être-au-monde. Mais à la différence de Heidegger, il se contente le plus souvent d’affirmer des énoncés métaphysiques généraux sans recourir ni à une analyse argumentée de ses principales thèses ni à une véritable élaboration des concepts qu’il met en jeu. Il ne cesse ainsi de passer de la physique à la métaphysique en érigeant en principes transcendantaux des observations qui relèvent de la botanique, et cela sans jamais interroger la différence dans le mode d’approche qui se trouve mis en jeu dans l’un et l’autre cas. Ainsi en va-t-il de l’atmosphère, de la photosynthèse, du climat… Tout au long du livre, Coccia embroche les perles conceptuelles : « sensibilité », « matière », « esprit », « forme », « monde », « nature », etc., en en proposant des définitions sommaires mais sans jamais soulever les nombreux problèmes qu’ils posent et ont posé au cours des nombreux siècles d’histoire de la philosophie. Et lorsque des auteurs sont mobilisés pour venir appuyer son propos (Anaxagore, Aristote, les stoïciens, Francis Glisson, Giordano Bruno, Nietzsche…) leur pensée et leur manière de problématiser tel enjeu ou tel concept ne sont jamais resituées dans leur historicité, mais utilisées comme des boîtes à outils désinscrites de toute histoire, c’est-à-dire aussi de l’ensemble des conflits d’interprétation et des conflits de mondes à l’intérieur desquels ces pensées se sont formulées.
Entre idéalisme et spiritualisme
Tout au long du livre, Coccia explore différentes idées intéressantes et stimulantes qui pourraient permettre de développer une théorie renouvelée du vivant, mais il ne va jamais jusqu’à leur donner la consistance d’un monde. Ces idées restent trop éthérées. Non pas seulement parce que l’exposition au monde des êtres vivants est envisagée dans les termes d’une immersion dans un grand bain universel constitué d’atmosphère et de souffle. Mais parce qu’il rabat l’ensemble de ces idées sur une métaphysique du Tout d’inspiration à la fois ésotérique, théologique et stoïcienne qui identifie monde et nature sous le sceau d’un grand « mélange universel ». La représentation du monde que Coccia déploie sous nos yeux est belle, mais elle manque de corps, de chair et de tout ce qui constitue la matière des corps : déchets, déjections, excréments, sécrétions, mais aussi passions, tensions, conflits, violence, mort. La référence à Nietzsche est tronquée puisque le dionysiaque a perdu la partie au profit du seul apollinien. Ainsi, Coccia ouvre son essai en indiquant que les plantes sont les « déchets que l’esprit absolu n’arrive pas à éliminer ».24 Or loin d’interroger cette condition de « déchet », ce que cela veut dire qu’être « déchet » et la manière dont le « déchet », dans son mode d’être, dans la faille et la défaillance qu’il indique, met en question tout mouvement de totalisation ou d’unité, le livre de Coccia constitue une sorte de relève (métaphysique) de la plante intégrée dans le mouvement de totalisation d’un Esprit absolu renouvelé, d’un « pneuma » universel et rationnel. Coccia entend ainsi étendre le domaine de la rationalité aux plantes. Mais le concept de « raison » ou de « logos » développé par Coccia reste assez vague, même s’il indique renouer avec le sens que les stoïciens donnaient au logos entendu comme Esprit, Pneuma ou souffle. « Le monde, tout comme le vivant, n’est que le retour du souffle et de sa possibilité. Esprit. »25 Or cette référence aux stoïciens est seulement évoquée, jamais explicitée, travaillée dans le texte. La « raison » à laquelle Coccia en appelle est en tout cas très différente de la rationalité cartésienne et moderne, c’est-à-dire mathématique et analytique. Elle semble exprimer la possibilité que le Tout (la totalité des phénomènes) puisse être appréhendable selon un sens, une direction, un destin ou une forme. De là une certaine réactualisation du finalisme, lorsque Coccia renoue avec les théories renaissantes de la semence comme porteuse du destin de l’être plante. « Pour l’exprimer à l’aide d’une analogie relativement commune, il s’agit de penser le processus d’engendrement des vivants (la conception du vivant qui a lieu dans l’utérus, la conceptio uteri) comme parfaitement isomorphe à la manière dont le cerveau opère (conceptio cerebri) : la matière du monde devient dans la plante (ou dans la vie végétative de tout vivant) un cerveau, où elle opère comme tel. Pour le dire autrement, il y a un cerveau matériel et non nerveux, un esprit immanent à la matière organique en tant que telle. Par la vie, la matière peut devenir esprit – en commençant à vivre. La manifestation la plus évidente de cette forme élémentaire de “cérébralité” est incarnée par la semence. Les opérations dont la semence est capable ne se laissent expliquer qu’en la présupposant équipée d’une forme de savoir, une connaissance, un pattern qui n’existe pas dans la manière de la conscience, mais qui lui permet d’accomplir tout ce qu’il fait sans erreurs. »26
Et c’est parce que le réel est pensé comme rationnel que Coccia peut affirmer que le monde est « un ». Il n’y a qu’Un monde et si celui-ci peut être identifié à la nature (elle aussi « une »), c’est au même titre que le rationnel peut être identifié au réel. Coccia nous conduit ainsi, progressivement, sur les voies d’un spiritualisme, dans un Cosmos où la matière n’est plus qu’un fluide permettant aux êtres de se transformer et de se contaminer les uns les autres, de se « mélanger ». Mais qu’est-ce qui se mélange à quoi exactement ? Non pas qu’il s’agisse de définir des substances, mais au moins aurait-il été intéressant d’esquisser une pensée des limites, des seuils et des passages permettant de donner une consistance à cette « métaphysique du mélange » au-delà de sa simple affirmation27. Dans ce mélange universel, on ne sait plus vraiment qu’est-ce qui donne une consistance d’individuation aux êtres. « Tout est dans tout » comme l’indique le titre d’un sous-chapitre. Mais que veut dire au juste « tout » ?
« Tout y est fluide, tout y existe en mouvement, avec, contre ou dans le sujet. Il se définit comme un élément ou flux s’approchant, s’éloignant ou accompagnant le vivant, lui-même flux ou partie du flux. C’est un univers à proprement parler sans choses, un énorme champ d’événements à intensité variable. »28 « Tout entre et sort de partout : le monde est ouverture, liberté de circulation absolue, non pas côte à côte, mais à travers les corps et les autres »29 « Il n’y a aucune distinction matérielle entre nous et le reste du monde. »30 La question qui peut alors être posée à Coccia est : qui est ce « nous » ? S’il subsiste quelque chose comme une individuation dans ce grand mélange universel, comment celle-ci se produit-elle ? Comment s’opère le passage du préindividuel à l’individu ? De quelle manière est-ce que ce fond préindividuel persiste à même l’individu ? Autant de questions philosophiques qui sont escamotées par Coccia et qui laissent ses intuitions à l’état d’affirmation éthérées.
Que reste-t-il de la matière des corps, qu’est-ce qui, en définitive, résiste à l’opération d’abstraction, de formation ou de spiritualisation au sortir du livre ? Coccia pense admirablement la plante dans l’élément de sa poussée et de sa formation, mais il ne pense jamais ce qui de la plante échappe à la formation, ce qui relève de l’informe, de l’abject, du rebut, de l’humus, du compost, de la décomposition, autant de processus qui semblent exclus de ce grand « mélange universel ». Cet accent mis sur la forme au détriment d’une véritable pensée de la matière, c’est-à-dire de ce qui de la matière ne peut être simplement assimilé à un fluide (ses résistances, ses aspérités, ses anomalies, ses obscurités…) se retrouve dans cette assimilation progressive de la technicité des êtres vivants à la technologie du design, au double sens de dessin et de dessein. Il se retrouve aussi dans une pensée du sexe dans laquelle celui-ci a perdu toute son obscurité, ses zones troubles. Coccia a raison de dire que le sexe n’a pas de forme définie. Mais c’est précisément pour cela qu’il inquiète. De cette inquiétude de l’informe, il n’est jamais fait cas. Assimiler le sexe des plantes à un cerveau produit un effet renversant qui semble mettre le corps au cœur du mouvement cosmique en destituant la toute puissance que l’être humain s’est attribué au nom de l’intelligence et de la rationalité. Mais le risque consiste aussi à désérotiser le sexe, à lui enlever sa part d’obscurité en l’inscrivant dans le mouvement téléologique d’une totalité rationnelle qui trouverait son sens dans un processus de reproduction généralisé. Coccia évacue donc les aspérités du réel, les frictions de terrain qui résistent à la loi du même et du sens. Cela tient peut-être au fait de ne pas s’appuyer sur la matière d’expériences réelles, vécues, sur des pratiques et situations en lesquels ce qui est appelé « monde » se trouve mis à l’épreuve. Ainsi, là où il aurait été nécessaire d’articuler le renouvellement conceptuel à un travail visant à déplier le feuilletage complexe et enchevêtré des existences, le discours de Coccia a trop facilement recours à des phrases générales et vagues commençant par « Tout est… ». Les corps végétaux perdent progressivement de leur consistance et singularité pour devenir des métaphores abstraites. La plante y devient le modèle d’un grand Paradigme qu’il s’agira, suivant une logique tout à fait platonicienne, d’imprimer sur la matière du monde. Elle devient une forme abstraite, identifiée à un principe de rationalité immanent. Coccia n’échappe donc ni au piège de la métaphysique contre lequel Heidegger nous avait mis en garde (ce geste qui consista à identifier la question de l’Être à une totalité appréhendable par l’esprit d’un sujet), ni au piège de l’idéalisme le plus poussé puisque plus aucune matière ne semble subsister au sein de ce grand bain atmosphérique universel, ni au piège d’un spiritualisme ésotérique puisque l’esprit et le souffle semblent être, en définitive, les seules réalités fondamentales. Ces remarques semblent trouver leur confirmation dans la citation de David de Dinant qui ouvre le livre : « Il est évident qu’il y a seulement une substance, qui est commune non seulement à tous les corps, mais aussi à toutes les âmes et les esprits, et qu’elle n’est rien d’autre que Dieu. La substance d’où vient tout corps s’appelle matière ; la substance d’où vient toute âme s’appelle raison ou esprit. Et il est évident que Dieu est la raison de tous les esprits et la matière de tous les corps. »31
De nombreuses idées esquissées par Coccia dans son livre nous semblent essentielles pour tenter de déplacer les fondements naturalistes modernes et remettre en cause son anthropocentrisme en repensant une autre inscription de l’être humain dans la nature. Mais Coccia reconduit encore certains des schèmes métaphysiques fondamentaux que cette exigence suppose de déconstruire, en particulier les présupposés de la grande métaphysique de l’Un qui a dominé en Occident depuis au moins Platon. C’est cette métaphysique de l’Un que les anthropologues critiques contemporains remettent en question en révélant qu’il n’y a pas « un monde » mais une multiplicité de mondes, c’est-à-dire de manières de composer et de distribuer les rapports entre les existants. C’est sans doute dans la rencontre et la confrontation entre différentes manières de penser et de faire monde que pourront prendre corps et consistance les déplacements et modifications dans les sensibilités dont nous sommes les contemporains.
Notes
- La vie secrète des arbres, Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent, un monde inconnu s’ouvre à nous de Peter Wohlleben[↩]
- Emanuele Coccia, La vie des plantes, Bibliothèque Rivages, 2016.[↩]
- E. Coccia, La vie des plantes, Bibliothèque Rivages, 2016, p. 146.[↩]
- C’est en effet le sens du propos du biologiste François Jacob (un des pionniers du génie génétique) dans son ouvrage La logique du vivant, une histoire de l’hérédité (1970) : « On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires, écrit-il. […] C’est aux algorithmes du monde vivant que s’intéresse aujourd’hui la biologie. » [↩]
- E. Coccia, ibid., p. 16.[↩][↩]
- E. Coccia, ibid., p. 65-66.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 53.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 67. [↩]
- E. Coccia, ibid., p. 23. [↩]
- E. Coccia, ibid., p. 17-18.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 49. Cette idée a été plus amplement développée par E. Coccia dans son livre précédent : La vie sensible, Rivages, 2010.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 25-26.[↩]
- On retrouve ici les thèmes du mythe de Prométhée.[↩]
- Tout l’enjeu de la pensée de Tim Ingold consiste précisément à tenter de proposer une théorie renouvelée du vivant. Voir : Marcher avec les dragons (Zones sensibles, 2013), Faire (Dehors, 2017).[↩]
- Florence Brunois, Le jardin du casoar, la forêt des Kasua – Epistémologie des savoir-être et savoir-faire écologiques (Papouasie-Nouvelle-Guinée). Paris, CNRS éditions et Maison des sciences de l’homme, 2008.[↩]
- David gé Bartoli, « Une révolution cosmique », conférence présentée dans le cadre du colloque « Le conflit politique: logiques et pratiques », avril 2017. Voir : https://soundcloud.com/laviemanifeste/david-ge-bartoli (enregistrement audio) et https://bartoli-gosselin.tumblr.com/post/163958085320/une-r%C3%A9volution-cosmique (texte).[↩]
- Parmi les anthropologues qui ont contribué de manière essentielle à ce « tournant ontologique » on peut citer, entre autres, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Philippe Descola.[↩]
- Philippe Descola parle d’ontologie naturaliste pour qualifier un mode d’identification qui a dominé en Occident et qui repose sur le partage nature / culture.[↩]
- Florence Brunois, « Savoir-vivre avec les plantes : un vide ontologique », Cahiers philosophiques 2018/2 (N° 153), pages 9 à 24.[↩]
- Florence Brunois, ibid.[↩]
- Florence Brunois, Le Jardin du Casoar, La forêt des Kasua. Savoir-être et savoir-faire écologiques, Paris, Éditions CNRS/MSH, 2007.[↩]
- L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro théorise sous le nom de « perspectivisme » le fait que certains peuples ne pensent pas seulement que les animaux se comportent comme des humains mais que, réciproquement, les animaux perçoivent les humains comme des animaux, comme si le point de vue d’une espèce sur les autres dépendait toujours du corps où elle réside. Voir : Eduardo Viveiros de Castro, « Perspectivisme et multinaturalisme en Amérique indigène », trad. de l’an., Journal des anthropologues, n° 138-139, 2016, p. 161-181.[↩]
- « L’homme est configurateur de monde, l’animal est pauvre en monde, la pierre est sans monde », Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde – finitude – solitude. Cours professé à l’Université de Fribourg-en-brisgau pendant le semestre d’hiver 1929-1930, Gallimard, 1992.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 15.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 76.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 133.[↩]
- Sur la question essentielle de la métamorphose, un travail plus approfondi autour du concept de matière et d’individuation aurait été bienvenu. Une confrontation avec le concept de « zone métamorphique » développé par Bruno Latour (Face à Gaïa, La découverte, 2015) serait intéressant.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 47.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 91.[↩]
- E. Coccia, ibid., p. 48.[↩]
- E. Coccia, ibid.[↩]