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À propos de M Archive: After the End of the World, d’Alexis Pauline Gumbs (Durham, Duke University Press, 2018).
« Le point central de la Science-Fiction Black
est la reconnaissance du fait que l’Apocalypse a déjà eu lieu ».
Mark Sinker, « Loving The Alien », The Wire, 1992
« Donc il vaut mieux parler
En se souvenant
Que nous n’avons pas été destinés à survivre ».
Audre Lorde, « A Litany for Survival », 1978
La physique n’est pas un bruit blanc
M Archive: After the End of the World, le livre de la poétesse, activiste, et chercheuse indépendante Alexis Pauline Gumbs, est le fruit d’une rencontre entre métaphysique et féminisme Noir – « Black feminist metaphysics », nous dit le texte original (p.xi). Mais que veut dire le terme « métaphysique » une fois plongé dans les champs Noir, afro-futuriste, féministe et queer que Gumbs sillonne et redessine ? Le préfixe méta- prend alors un autre sens, il vise désormais moins à produire une distance (méta = au-delà) qu’à provoquer une modification de notre vision appauvrie de la physique du monde. Voici ce que le livre de Gumbs nous invite à comprendre : la physique du monde n’est pas un bruit blanc.
Par cette expression, il faut entendre deux sens intimement liés. D’abord, que la texture du monde n’est pas réductible à quelque signal sonore ayant la même intensité quelle que soit la fréquence (pour solliciter une définition de type scientifique du terme « bruit blanc »). Contre cet aplatissement ontologique, M Archive se propose de nous redonner une cosmologie avec toutes ses différences de présence et d’intensité – d’où les chapitres 2 à 5 qui portent en leur titre respectif un des quatre éléments : « Archive de la terre », « Archive du ciel », « Archive du feu », et « Archive de l’océan ». Mais une telle cosmologie, pour être féministe, ne peut être constituée abstraitement, hors de l’histoire, c’est-à-dire hors de ce qui a été opprimé par la politique des vainqueurs. D’où le second sens de l’expression bruit « blanc » : la cosmologie doit s’exprimer en dépit et au travers de ce que l’occidentalité blanche a conquis, exploité, jeté par-dessus bord, elle doit réveiller le cosmos perdu de la physique blanche et sa sonorité plate, sa racialisation génocidaire et sa pulsion d’extinction écologique. S’il est encore un monde possible, il sera non-blanc.
Esclavage et sixième extinction : respirer entre deux apocalypses
Non-blanche est cette métaphysique féministe Noire que Gumbs nous propose à partir d’un terme qui revient sans cesse : « respiration ». Autrement dit le rythme qui s’opère entre l’inspiration et l’expiration, le dedans et le dehors – et aussi, on le verra, entre l’océan et l’outre-espace, le terrestre et l’extra-terrestre, ce qui s’en va et revient sans cesse. Bien entendu, la respiration est un cycle, quelque chose de continu ; mais cette continuité est au péril de deux suspensions qui ont lieu avant la nouvelle inspiration et l’expiration suivante. Le rythme de vie est comme cerné par deux dangers de morts dont il provient et qu’il conjure.
Or c’est précisément entre deux fins du monde que s’écrit le livre de Gumbs – deux apocalypses qui ont déjà eu lieu, car nous sommes « après la fin du monde » nous dit fermement le sous-titre, et dans une adresse aux « survivants ». La première fin du monde a eu lieu lorsque qu’un monde Noir déplacé par l’esclavage, traversant l’Atlantique, a perdu son monde ; telle est l’apocalypse du passé. Et la seconde fin du monde est l’apocalypse du futur, c’est l’écocide, la sixième extinction de masse, la destruction de l’écosphère. Archive du passé, le livre de Gumbs l’est aussi du futur, comme si ce livre avait été « écrit en collaboration avec les survivants, les témoins dans un avenir lointain des réalités que nous rendons possibles ou impossibles par notre présente apocalypse » (p.xi).
Archiver le futur est certes un geste d’époque, une documentation désespérée anticipant l’existence programmée d’un « monde sans nous ». On pensera par exemple au livre du géologue Jan Zalasiewicz qui, dans The Earth After Us: What Legacy Will Humans Leave in the Rocks ? (La Terre après nous : Quelles traces les humains laisseront dans les pierres ?), imagine des extraterrestres découvrant dans cent millions d’années, au cœur des couches géologiques, les restes de la civilisation humaine disparue. Mais Gumbs insiste sur l’aspect présent de l’apocalypse : de même que la traite des Noires n’est pas un événement confiné au passé mais un traumatisme qui toujours infiltre la condition Noire d’aujourd’hui, l’écocide n’est pas un événement à venir, il est déjà présent – déjà arrivé. Et c’est pourtant dans ce cadre apocalyptique à couper le souffle, entre deux suspensions, un toujours et un déjà, qu’il nous faut bien continuer à respirer – à vivre et imaginer. Mais comment ? Comment est-il possible de vivre « après la fin du monde » sans que cette expression ne devienne inconsistante ? Le sous-titre du livre de Gumbs serait-il inutilement hyperbolique ?
L’apport afro-futuriste
On pourrait dire que Gumbs, en nous parlant de l’esclavage, décrit la fin d’un monde ; et que l’effondrement éco-planétaire laissera bien, après tout, des survivants. Mais une telle lecture rend opaque ce qui est à la fois la radicalité d’un tel livre, quant à la reconnaissance d’un toujours (présent) et d’un déjà (arrivé), et sa capacité malgré tout à imaginer le futur : comment comprendre la relation entre ce pessimisme et cet imaginaire ?
Cette relation constitue le cœur de l’« afro-futurisme ». Apparu dans les années 1990, le terme décrit une galaxie artistique, littéraire, et spéculative allant de l’univers poético-musical d’un Sun Ra à la peinture féministe, tactile-planétaire et post-humaine, d’une Wangechi Mutu, de la machine funk co(s)mique de P-Funk et son Orchestre Volant Non Identifié jusqu’au récent film Black Panther (Ryan Coogler, 2018). Inspiré par l’Égypte ancienne (ses pyramides en guise d’antennes paraboliques et ses dieux à têtes d’animaux) et attiré depuis l’époque de la Conquête de l’espace par l’outre-espace (les autres planètes et les lointains futurs de l’humanité), l’afro-futurisme a inventé un univers où d’antiques cultes solaires trouvent leur correspondant dans l’héliocentrisme post-copernicien. Loin de se réduire, comme on le suggère trop souvent, à la promotion d’un futur de haute technologie grâce auquel les Noirs-Américains compenseraient un passé placé sous le joug de la domination blanche, l’afro-futurisme – comme le montre l’exemple de Sun Ra – invente un espace-temps alternatif dans lequel la technologie ne joue que le rôle d’une magie d’appoint1. C’est en effet que seul un tel espace-temps alternatif peut permettre de répondre à la destruction totale du monde qu’a constitué l’esclavage, et c’est bien avec Public Enemy que Gumbs s’accorde lorsque le célèbre groupe de Hip Hop rappelle qu’« Armageddon est en vigueur » aujourd’hui comme hier2.
Par création d’un espace-temps alternatif, il faut entendre la nécessité littéralement révolutionnaire consistant à proposer un tout autre monde : si le futur est soumis à variation imaginaire par la science-fiction Black qui propose ce que Kodwo Eshun – écrivain Britannique-Ghanéen connu pour ses travaux sur la musique afro-futuriste – nomme des « contre-futurs »3, c’est afin de réécrire le passé, de le sauver – l’afro-futurisme rencontrant le messianisme du passé de Walter Benjamin, autrement dit la libération dans le passé, au travers de sa remémoration, des promesses de bonheur et de libération qui ont été réprimées. Dans le passé en effet, car c’est bien lui qu’il s’agit de changer, ce que montre un film comme Black Panther, qui réécrit l’histoire en imaginant un pays dissimulé depuis des siècles au cœur de l’Afrique, Wakanda, développé bien plus et bien plus tôt que les pays du Grand Nord. Et P-Funk, dans le « Prélude » de leur album de 1976 The Clones of Dr. Funkenstein nous explique que le funk est … une ancienne invention, du temps des « Afronautes », oubliée et « placée dans le secret des pyramides ».4 C’est donc bien au cœur d’un désastre rémanent que l’afro-futurisme invente une alternative tout aussi radicale que ce qu’il s’agit de conjurer.
Échapper à la mort : survie et futurs alternatifs
Si Gumbs hérite de l’afro-futurisme, elle lui apporte la prise en compte d’une apocalypse du futur, le fait qu’elle soit déjà « en vigueur » pour le dire avec les mots de Public Enemy – ou avec ceux de Benjamin : la catastrophe « ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation, est donné »5. Certes Sun Ra parlait déjà des catastrophes à venir et avait choisi Arkestra (en référence à l’Arche de Noé, Noah’s Ark) comme nom pour son orchestre. Mais l’inversion que propose Gumbs est pour le moins renversante : le futur a déjà eu lieu, il n’est pas à venir, il est là, parmi nous. Soit, mais que veut dire dès lors le terme de « survivants » que Gumbs emploie dès les premières pages ? Si les survivants sont ceux qui ont échappé à la mort environnementale, ce n’est pas au sens où ils n’ont pas été touchés par elle, c’est tout au contraire parce qu’ils ont été entièrement par elle emportés. Et que c’est en tant que non-mort, « undead », des morts qui sont vivants malgré tout, qu’ils s’expriment.
Loin d’être extravagante ou fantastique, cette situation est celle des corps Noirs surexposés à la violence racialisée des États-Unis d’Amérique, une surexposition qui affecte d’autant plus les LGBT, tous ceux qui sont « destinés à ne pas survivre », pour citer la poète activiste, féministe lesbienne Black Audre Lorde à qui Gumbs a consacré une étude. Être destinés à ne pas survivre et survivre malgré tout, malgré l’inscription préalable d’une mort sociale assurée, voilà ce qui génère une « figure qui vit avec la mort, dont la vie est définie comme mort et qui pourtant arpente la Terre, me tenant éveillée toute la nuit » : le vampire devient alors une figuration de la « survie queer féministe Noire »6. Échapper à la mort consiste donc à survivre, c’est-à-dire à ajouter un surcroît de vie sur la mort, tout un cosmos en plus. Même le futur doit désormais nous surprendre, nous survolter : une fois l’apocalypse assurée, il nous faut imaginer les futurs qui auraient pu avoir lieu, ce que je nomme des futurs alternatifs7.
Mais toute pensée du futur ne consiste-t-elle pas à inventer des mondes qui, quand bien même ils procèdent de notre présent, s’en écartent en imaginant ce qui pourrait être, autrement dit d’autres possibles ? Si cependant vous partez du postulat que le futur est déjà arrivé, imaginer le futur ne donne plus sur le champ ouvert des possibles, mais sur le champ d’une contre-nécessité : tout futur devient littéralement, pour évoquer l’expression de Eshun, contre le futur, une alternative au futur lui-même et non plus une extrapolation à partir du présent. Et si le futur de l’apocalypse est déjà arrivé, alors il nous faut en venir à l’ultime conclusion d’un tel dispositif chronologique renversé : les futurs alternatifs sont notre présent, ils sont le lieu d’habitation temporel des survivants.
Dans le livre de Gumbs, ce sont les fins elles-mêmes qui deviennent alternatives : on y assiste à une fin du monde par disparition des signes (p.158-159), une autre lorsque les continents, excédés d’avoir offert si longtemps leur dos à notre mode de vie, se lèvent, se soulèvent et quittent la Terre pour l’espace (p.162). On y apprend aussi que si des archives relatives à notre futur ont pu se constituer, si « l’histoire de l’apocalypse s’est finalement retrouvée entre nos mains », c’est parce que, dans un futur pas si lointain où Google était encore un nom célèbre, le cloud computing s’est déversé sur le monde : toutes les données digitales se sont matérialisées sur du papier, des vêtements usagés et des ordures de toutes sortes, produisant « l’archive sale d’un monde numérique immaculé » (p.28-30). C’est dans ces alternances de fin que le monde destiné à ne pas survivre peut s’ouvrir en cosmos.
La triple profondeur de l’océan
Pour Gumbs, le cosmos est d’abord l’océan, c’est en lui que l’histoire, la préhistoire et la posthistoire du monde se déplient. Car l’océan est un cosmos chronologique à trois vagues :
1/ Pour commencer, il y a l’océan du « Passage du Milieu », c’est-à-dire la traversée effectuée par les navires d’esclaves de l’Ouest de l’Afrique jusqu’aux Amériques. Ce passage est un passage de mort, mort de la liberté, et mort physique – mais que faire de cette annihilation, de ce trauma collectif ? Gumbs en appelle aux « océanistes Noirs », à la « biologie marine critique Noire » qui analyse la « matière sombre des profondeurs » (comme on parle aussi de matière sombre (dark matter) à propos de l’univers). Ce que ces océanistes ont découvert est l’existence d’une bioluminescence au cœur de la matière effondrée qui provient du calcium et du magnésium des os des esclaves jetés par-dessus bord. Gumbs nous prévient : il ne s’agit pas de dire que toute la bioluminescence du fond des océans provient des os des esclaves, mais que cette lumière est désormais inséparable de celle des corps décomposés – ici encore, la matière du monde, son ontologie (sa photologie), est incompréhensible sans son histoire. Via les océans, magnésium et calcium Noirs ont infiltré toute la Terre et en ce sens « toute lumière est partagée avec ceux au fond des océans » (p.11) ;
2/ Mais l’océan n’est pas seulement ce qui est au milieu, passage ou plutôt impasse du milieu, il est aussi ce qui est à l’origine, l’océan matriciel, celui où nos très lointains ancêtres sont apparus. Depuis, les océans se sont retirés et les terres ont émergé, mais les arbres ne devraient jamais oublier qu’ils respirent « dans le fantôme de l’océan » (p.112). Cet océan à l’origine n’est pas l’origine, de même que « l’Afrique n’est pas sa mère », dit une voix du livre ; mais océan, mère, Afrique, origine nomment les possibilités du recommencement, du retour – plus que du devenir – créateur (p.123). À chaque fois donc que nous nous souvenons de nos origines marines, nous ne pouvons accéder à ces souvenirs qu’en plongeant au travers de la couleur Noire du Passage du Milieu ; et savoir que nous partageons la lumière avec les corps des esclaves morts au cours de la traversée vers les Amériques, c’est aussi bien se souvenir de l’océan premier ;
3/ Et après le Passage du Milieu, après que la mer aujourd’hui encore a engouffré le corps des migrants sacrifiés, il y a cet océan qui monte, l’océan produit par le changement climatique et la fonte des glaces, notre « planète fondue » (p.129), qui nous oblige à redevenir amphibiens. Dans un des plus beaux passages de son livre, Gumbs nous parle des « êtres des profondeurs » – venus de l’océan premier – devenus peu à peu, en Darwiniens coopératifs, le « peuple de la surface » que nous sommes aujourd’hui majoritairement ; mais l’évolution ne peut s’arrêter là nous dit Gumbs, car avec le changement climatique, il nous faut devenir les « êtres des profondeurs à la surface » capables de supporter la submersion du monde et d’incarner le futur alternatif des vies malgré tout. « Son centre sous l’eau, son évent saluant le ciel » (p.130), la forme de vie amphibie est à la fois pré-humaine et post-humaine, et nous permet de resituer à sa juste mesure notre terrestrialité.
Océaniques, Aériens, Terrestres, et Ignés
Ce dont le livre de Gumbs est l’archive est la manière dont nous aurions dû considérer tout autrement notre être-à-l’univers. Et c’est l’opérateur queer qui devient ici prépondérant, par la défamiliarisation qu’il effectue vis-à-vis de toute identité : être amphibie, c’est être double toujours, d’un genre bi- au moins, profond de surface, avec poumons et branchies (autre respiration entre deux pôles). C’est pour cela que nous aurions tort de ne nous prendre que pour des Terrestres, ou pour quoi que ce soit d’autre d’ailleurs.
Cette relativisation du terme de terrestre, je l’ai déjà annoncée en soulignant que l’océan contient – tout comme l’univers – de la matière sombre (la « matière sombre », dark matter, de l’univers comme de l’océan); et Gumbs rapporte sans cesse l’océanique au galactique, et dans la lignée afro-futuriste le terrestre à l’extra-terrestre – « le fond des océans, l’outre espace », écrit-elle (p.10). Apprenant enfin dans un contre-futur à composer avec la terre, à voir « les bactéries nageant à travers les océans asséchés de leurs yeux » et les « minuscules cités dans leurs intestins », les survivants finissent par « se comprendre comme des planètes » (p.52), « faits de poussières d’étoiles », conversant avec les ancêtres devenus « constellations » (p.74). Terrestres nous ne sommes pas sans dimension extra-terrestre.
Ajoutons que l’axe océanique-galactique est partout et traverse des êtres multiples : les dauphins que nous aurions dû être et qui nous rappellent notre existence pré-humaine (p.119) ; les baleines dont certaines d’entre nous ont épousé le chant (p.128) ; le « peuple des arbres » dont « les racines poussaient plus profondément » tandis que leurs branches « recouraient au ciel » (p.36) ; les plantes qui savent « transformer la lumière en nourriture » (p.196) ; et même les êtres de feu, ceux qui flambent à cause du « réchauffement global » (p.96), celles pour qui « respirer est brûler et brûler splendide » (p.95), dont le sang est indiscernable de la lave (p.91), et qui finissent en combustibles fossiles (p.99). Pour Gumbs, il est clair que l’humain n’est qu’une forme alien ventilée dans des contre-futurs, mais pas sous la forme d’un cyborg, ce qui confirme que le futurisme Black n’est pas nécessairement technophilique.
Il y a donc en définitive des Océaniques, des Aériens, des Terrestres (ceux qui habitent les terres émergées)8, et mêmes des Ignés – est-ce à dire une sorte de cosmopolitisme fondé sur des identités strictes ? Oui, il y a bien des entités, mais elles sont hantées par l’autre – ce sont des hantités. Et ce qui hante tous ces autres – l’autre de l’autre – est un universalisme Noir.
Au milieu du passage
L’universalisme est largement contestée par le féminisme Noir – ce dernier n’est-il pas né de la contestation d’un féminisme blanc qui, parlant soi-disant de toutes les femmes, refoulait sous ce « toutes » la spécificité Noire9 ? « Il n’y avait pas « le peuple » (the people) il y avait seulement des gens (people) » (p.xiii), écrit Gumbs juste après sa note introductive ; et pourtant elle écrit aussi : « métaphysique féministe Noire alias nous tous, nous » (p.7). C’est qu’il faut tenir à la fois la singularité radicale des vies Noires qui survivent malgré tout, et le fait que nous devons tous désormais apprendre à survivre après, c’est-à-dire dans l’apocalypse écologique. La dimension commune infiltrante se nomme pour Gumbs « simultanéité Noire », la « simultanéité Noire de l’univers » par rapport à laquelle il n’existe aucune « séparation » (p.7). Gumbs transformerait-elle la vie des Noirs en substance commune, restaurant dès lors un universalisme?
Je ne le crois pas : la « simultanéité Noire » décrit aussi et d’abord une séparation, autrement dit ce qui a été massacré et est désormais perdu ; mais dans ce qui est perdu, au fond des mers et jusque dans le déni politique le plus meurtrier, le Noir donne la teinte du temps de l’origine, du futur, et du présent où nous le vivons. Voilà ce que veut dire être au milieu, être « engagé à toujours être au milieu de tout » (p.25). Cela veut dire porter en soi le Passage du Milieu, ne pas laisser sombrer la bioluminescence, et la traduire dans l’écriture. Cela veut dire aussi, comme Gumbs nous permet de le comprendre, que cet être-au-milieu est ce à partir de quoi notre condition planétaire, notre être-à-l’univers, devient perceptible – et le féminisme Noir, par son rapport intime au Passage du Milieu, est le plus à même de nous restituer cet être-à-l’univers, comme si seul un passage par l’univers pouvait tenir lieu d’universalisme – un universalisme de passage. Gumbs nous invite à nous tenir au milieu du passage, pour sentir la consistance présente du passé comme du futur, pour obstruer avec nos corps le chemin de ceux qui voudraient se passer de nous. Au milieu du passage, au carrefour des contre-futurs, nous survivons.
Notes
- Pour Sun Ra, il est « impossible d’aller dans l’espace à moins de compter jusqu’à zéro (…). La NASA le fait tous les jours, ils commencent par compter jusqu’à zéro » (Paul Youngquist, A Pure Solar World: Sun Ra and the Birth of Afrofuturism, Austin, University of Texas Press, 2016, p.215). Comme Sun Ra l’explique dans ses poèmes, il faut commencer par le zéro, le rien, le noir absolu; et c’est sur ce fond négatif préalable que les technologies peuvent être utilisées: elles ne sont jamais le fondement des transformations à opérer dans le monde.[↩]
- In « Welcome to the Terrordome » en 1990 sur l’album Fear of a Black Planet à la pochette on ne peut plus afro-futuriste.[↩]
- Kodwo Eshun, « Further Considerations on Afrofuturism » in CR: The New Centennial Review, 2003, p.288.[↩]
- Sur P-Funk, cf. Kodwo Eshun, “Mixadelic Universe » in More Brillant Than The Sun: Adventures in Sonic Fictions, Quartet Books, 1998, p.138-153.[↩]
- Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des passages, Editions du Cerf, 1989[↩]
- Alexis Pauline Gumbs, « Speculative Poetics: Audre Lorde as Prologue for Queer Black Futurism » in (sous la dir. de) Rochelle Brock et R.G. Johnson III, The Black Imagination : Science Fiction, Futurism and the Speculative, New York, Peter Lang, 2011, p.133 et 134.[↩]
- Là où le concept d’uchronia décrit un passé alternatif (cf. le The Years of Rice and Salt de K.S. Robinson ou The Man in the High Castle de P.K. Dick), je propose ici une uchronia du futur.[↩]
- Terra – terre en latin – est d’abord opposé à mare, la mer; puis par extension le terme désigne le milieu où vit l’humanité – autrement dit ceux qui habitent sur le continent, ou dans des îles, mais pas sous la mer…[↩]
- Cf. Elsa Dorlin, Black Feminism: Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000 . Paris, L’Harmattan, 2007.[↩]