A propos de David Abram, Comment la terre s’est tue, trad. Isabelle Stengers et Didier Demorcy, Paris, La Découverte, 2013.
Il est de moins en moins aisé de se détourner du caractère désastreux de la situation écologique actuelle. Quelque chose a fait effraction dans notre expérience du monde qui met en inquiétude les représentations et les promesses qui, hier encore, guidaient nos pas. C’est à l’ombre des périls et des dévastations que nous vivons désormais. David Abram, philosophe et écologiste américain, écrit face à cet état du monde qui engage notre responsabilité, en réponse aux « tristes résultats de nos interactions avec le reste de la nature » (p. 51). Et s’il arrive aux propositions développées dans Comment la terre s’est tue1 de séjourner dans les empyrées théoriques, jamais la terre qui nous porte n’est perdue de vue. C’est depuis cette terre que la parole prend forme, c’est à cette terre, « aux êtres en danger », « aux êtres qui disparaissent » (p. 13), « forêts, vallées, océans, […] espèces innombrables » (p.183), que l’auteur s’engage à rendre des comptes. Le désastre écologique ici décrit en détail, cependant, n’est pas celui tragique de l’épuisement de la terre et de l’extinction des espèces et populations animales. L’originalité de la proposition de D. Abram est de travailler à nous rendre attentif à cet autre désastre qu’illustre l’image de la lune que nous ne voyons plus se lever au-dessus de nos maisons (p. 338 ; 347). Il se pourrait que le désastre écologique soit à considérer, aussi, à partir du constat de notre incapacité à nous rendre attentif à la terre et aux influences autres qu’humaines qui s’y expriment.
Pour D. Abram ce manque d’attention est un désastre car il instaure une distance avec notre condition d’espèce terrestre. « L’idée très simple au point de départ de ce livre est que nous ne sommes humains qu’en contact et en convivialité avec ce qui n’est pas humain. » (p. 16) Autrement dit, être terrestre consisterait à reconnaitre le « champ plus-qu’humain » (p. 28) que toute vie suppose et où la vie se ressource. Le nier, tenter de se soustraire à ce « tissu […] de relations » (p. 28), est une abstraction dont l’efficacité à court terme – celle qu’analyse D. Abram – est de faire de nos vies des vies amoindries. A plus long terme, la croyance en l’arrachement se substituant aux soins des attachements2 implique des formes de vie dont on peut se demander jusqu’où elles seront dignes d’être vécues. Si tant est qu’elles ne s’effondrent pas sur elles-mêmes, rattrapées par les contraintes écologiques qui ne disparaissent pas du seul fait d’être niées. L’exigence d’attention à ce qui nous constitue et nous influence devrait donc s’allier à la culture de pratiques de soin. Il nous faudrait apprendre à réentendre les voix non-humaines pour reprendre le dialogue avec les êtres de la nature (ce qu’exemplifient les pratiques écologiques des médecins traditionnels, magiciens, guérisseurs, shamans et sorcières rencontrés dans l’ouvrage).
Comment la terre s’est tue aide à penser ce que cela peut signifier d’être terrestre. D. Abram s’adresse à la fois aux militants et aux universitaires (p. 16), l’ambition est autant de comprendre que de transformer. La réflexion s’articule autour d’une question régulièrement reprise : « qu’est-ce qui a rendu possible cette absence de vigilance dans l’Occident moderne ? » (p. 51) ; au long de quels « chemins […] l’esprit humain en est venu […] à se couper des autres animaux et de la terre animée » (p. 333) ?
L’écriture en question
Le cœur critique du livre est consacré à une tentative d’explication du « processus [par lequel] la civilisation s’est refermée sur elle-même » (p. 335). Comment la terre s’est tue développe une intuition originale : ce serait la « technique alphabétique » (p. 147), et la distanciation réflexive qu’elle rend possible, qui serait à l’origine de la scission entre les hommes et le reste du monde. Après Edwar Sapir, qu’il cite (p. 124), et Merleau-Ponty, dont il revendique l’héritage, D. Abram affirme l’influence de la langue sur « les formes de perception et de contemplation en général » (p. 157). L’originalité ici, outre d’étendre l’idée de vie sémiotique aux mondes non-humains3, est d’aborder précisément « l’impact de l’écriture phonétique sur l’expérience humaine » dans une perspective écologique (p. 169). La technique alphabétique aurait tendance à capter l’attention en des directions qui plongent dans le silence les voix non-humaines. Autrement dit, la fascination qu’exercent les mots écrits aurait pour effet d’éloigner du monde sensible. Par suite, l’évolution des cultures écrites s’accompagnerait d’un progressif désintérêt des hommes pour les choses non-humaines.
La proposition est intéressante et certains passages indéniablement brillants, pourtant quelque chose de dérangeant subsiste dans le Grand Récit proposé. L’opposition entre « cultures orales » et « cultures écrites » semble parfois forcer le trait. Quant aux longs commentaires de l’influence de l’écrit sur les traditions hébraïques et grecques anciennes, on se demande s’ils ne tendent pas à simplifier des traditions et des cheminements historiques infiniment complexes. D. Abram offre un éclairage intéressant sur la manière dont auraient pu germer les notions de « supériorité spirituelle ou religieuse du genre humain sur la Nature », ou « la dissociation plus philosophique ou rationnelle entre l’intellect humain et le monde organique » (p. 129), mais il reproduit une stratégie d’accusation dont on peut douter de l’efficacité. C’est Platon ! C’est la Bible ! C’est Descartes ! C’est Bacon ! C’est Galilée ! etc. : l’histoire des pensées de l’écologie ne manque pas de coupables. Ici le c’est la technique alphabétique ! ne fait que se glisser sous les anciennes explications pour s’y substituer (en leur trouvant une origine commune, supposée plus fondamentale). D. Abram reproduit une stratégie de chasse au coupable dont le résultat, comme souvent, est la découverte d’un facteur explicatif isolé bien loin de supporter, à lui seul, le poids des conclusions qu’il revendique. On peut être étonné de cette simplification, d’autant plus que l’auteur est particulièrement attentif aux multiples influences enchevêtrées dans le reste de l’ouvrage. En outre D. Abram joue un jeu dangereux. Cette stratégie explicative menace de faire bifurquer les débats vers d’interminables discussions scholastiques visant à contester une exégèse parfois trop schématique. Le risque est de perdre les enjeux écologiques (ceux qui comptent) en chemin.
Pourtant, même pour qui n’est pas totalement convaincu de la puissance explicative de l’hypothèse critique mise au travail, le geste entrepris peut se révéler efficace dans une perspective pragmatiste4. Le paradoxe n’est qu’apparent d’éprouver un réel plaisir de lecture alors que l’on traverse un ouvrage qui fait peser tant de culpabilité sur les mots. En effet, la proposition de D. Abram est tout autant un geste littéraire et poétique qu’une démarche critique et théorique. Et probablement est-ce cet autre aspect qui fait de Comment la terre s’est tue un livre important, voire exemplaire, pour les pensées de l’écologie.
Rendre attentif, devenir sensible
L’ « écologie des sens » de D. Abram ne se contente pas d’interroger les raisons qui nous auraient rendus « si sourds et si aveugles » (p. 51) aux influences autres qu’humaines. Reconnaitre l’importance de ces présences occultées va de pair avec une tentative, performative, d’ « éveiller les sens aux alentours » (p. 337). Il n’est pas surprenant qu’Isabelle Stengers soit impliquée dans la traduction de Comment la terre s’est tue : elle aussi œuvre à créer « une sensibilité un peu différente par rapport aux problèmes et aux situations qui nous mobilisent »5. Le projet n’est pas que critique, il s’agit aussi de travailler à faire émerger de nouvelles sensibilités, participer à revitaliser les régimes d’attention.
Si l’on accepte d’évaluer Comment la terre s’est tue par rapport à ses ambitions pragmatiques on réalise que ce qui nous gênait quelques pages en amont relevait peut-être d’une stratégie d’exposition mal comprise. Prenons l’exemple de la discussion de Platon. D. Abram ne simplifie-t-il pas les textes pour faire du philosophe le coupable qu’il cherche ? Mais encore, quand bien même Platon ou la vie de ses idées seraient-ils fidèlement retranscrits, n’est-ce pas lutter contre un homme de paille que de donner tant de responsabilité à une tradition philosophique ? Aussi longtemps que nous restons accrochés à l’idée qu’une critique efficace se doit de dire la vérité exacte de ce sur quoi elle s’appuie, le livre de D. Abram peut décevoir. Mais jusqu’à quel point l’efficacité d’une proposition philosophique est-elle soumise à l’exigence de rigueur exégétique ? Si l’enjeu est de transformer, quelles marges le monde que l’on décrit laisse-t-il à l’effort de description ? Une philosophie investie dans la vie, pour la vie, ne découvre-t-elle pas des libertés et des exigences nouvelles ?
Il se pourrait que la nouvelle « éthique environnementale » à laquelle aspirent tant de philosophes de l’environnement […] puisse naître non d’abord des conséquences logiques de nouveaux principes philosophiques ou de restrictions légales, mais à travers une attention renouvelée à cette dimension perceptive qui sous-tend toutes nos logiques, à travers le renouvellement de notre empathie charnelle, sensorielle avec la terre vivante qui nous nourrit. (p. 97-98)
Ne serait-ce pas au final une lubie de philosophe que de vouloir que les critiques se superposent absolument avec leur objet – Platon dit exactement cela ; cette tradition philosophique est la vraie source de ce problème – ? En effet, si l’on accepte que rendre attentif et sensible est ce qui compte vraiment, l’usage de Platon comme homme de paille peut se révéler légitime et efficace. L’homme de paille retrouve alors sa fonction originelle légèrement détournée : il indique un espace dont il est préférable de s’éloigner. Ce que semble vouloir dire D. Abram, ce que le lecteur ressent bel est bien, est que nos fascinations pour les idéaux, les principes purs, les essences éternelles, les prouesses théoriques et réflexives… ont un pouvoir de captation dangereux. La philosophie est jouée contre elle-même, il s’agit de déverrouiller par la philosophie les obstacles dont elle est la cause. L’enjeu est d’activer la possibilité d’une bifurcation. Le Platon-homme de paille de D. Abram porte un écriteau sur lequel nous pourrions lire : voyez où cela nous a mené, ne restez pas ici, empruntez d’autres chemins.
Ces autres chemins sont ceux que l’aspect littéraire et poétique de Comment la terre s’est tue emprunte avec le plus d’élégance. Et il n’est pas de chemin ici emprunté qui ne s’accompagne de l’émerveillement d’une rencontre animale, ou du mystère d’une présence plus-qu’humaine. Des lucioles (p. 23), des fourmis (p. 33), des araignées (p. 40), un gypaète (p. 47), ou encore cette lune que nous aurions désappris à voir et que l’ouvrage fait régulièrement réapparaitre (plus de vingt fois), comme pour dire que les mots ne tiennent que sous la dépendance du cycle des astres. La terre et « ses nombreuses voix » (p. 31) se font entendre à travers les mots du philosophe. C’est toute une myriade d’êtres et de choses, d’énigmes qui les accompagnent, auxquelles le texte nous propose de devenir attentifs. D. Abram raconte son retour en Amérique du Nord après un terrain au Népal :
J’ai commencé à me demander si les suppositions de ma propre culture […] n’étaient pas, plutôt que le produit d’un raisonnement prudent et pertinent, celui d’une étrange incapacité à percevoir distinctement les autres animaux – une véritable incapacité à voir, ou à faire attention à ce qui n’appartient pas à la réalité technologique humaine ; une incapacité à entendre les significations portées par les voix non-humaines. (p. 51)
La reprise du topos du retour au familier, classique de la littérature anthropologique, indique ce qui importe dans le geste de D. Abram : il s’agit de nous faire douter des modes par défaut de notre civilisation, nous aider à glisser « hors des frontières perceptuelles qui délimitent [notre] culture particulière » (p. 30). Il s’agit encore de donner à sentir la proximité des mondes plus-qu’humains et, finalement, aider à réaliser que nos frontières culturelles retiennent des expériences facilement accessibles à qui accepte de les accueillir. Ici l’immersion de la lecture rejoue l’épreuve du terrain, D. Abram nous invite à le suivre sur des chemins où la terre se repeuple d’une infinité de voix et de « sollicitations » (p. 41). Ainsi, si l’ouvrage doit être jugé, c’est à l’aune de cette expérience de lecture : qu’en est-il de nos modes de sensibilité et régimes d’attention une fois le livre refermé ? Sommes-nous devenus un peu plus attentifs, un peu plus curieux et sensibles ? Des êtres que jusqu’ici nous ne voyions pas, ou que nous ne jugions pas dignes d’intérêts, sont-ils devenus visibles et intéressants ? Se font-ils entendre ? Autrement dit, sommes-nous devenus un peu plus aptes à reprendre le dialogue avec les êtres de la nature ?
Importance de l’écrit
Bien qu’au premier abord sous le régime du soupçon, la mise en question de l’écriture aboutit à une découverte positive majeure : « les mots sont porteurs d’une magie essentielle » (p. 347). En d’autres termes, D. Abram cherche à retrouver une évidence dont nous sous-estimons peut-être l’importance : les mots ont un pouvoir. Or, c’est exactement là que s’articulent les pratiques des magiciens et guérisseurs traditionnels, les puissances une fois reconnues peuvent être captées et réorientées. Au-delà de la critique, le projet pragmatique de « prendre en charge les mots écrits et toute leur puissance » (p. 347) devient simultanément nécessaire et intelligible.
La tradition philosophique dont nous héritons a peut-être participé à entretenir la fausse évidence d’une séparation radicale entre les mots et les choses (subjectivité ou objectivité). Les mots ne seraient vrais qu’en tant qu’ils reproduiraient exactement l’objet dont ils parlent – lui-même dépendant de modèles, de principes ou de lois fixes et immuables. Pour arriver à la Nature par les mots il n’y aurait pas quatre chemins, mais un seul. L’histoire est vraie ou l’histoire est fausse, et elle est vraie seulement si elle se soumet absolument à la Nature conçue comme radicalement opposée à tout dialogue. Avec la Nature (des Modernes) on ne discute pas nous a appris Bruno Latour6. La Nature ne parle pas, ou si elle parle elle a parlé une fois pour toute. Qui adopte cette perspective risque de se rendre incapable de se poser la question de l’importance des histoires pour l’écologie. L’anthropologue ou le philosophe qui verse dans la littérature, pire encore dans la poésie, se rend suspect : c’est peut-être plaisant mais tout ça n’est pas très sérieux. Pourtant, si l’on suit D. Abram dans sa proposition de décentrement, il apparaît évident que le langage joue un rôle important puisqu’il exerce une influence sur le monde d’où il vient :
Le langage, bien qu’il soit enraciné dans la perception [terrestre], possède néanmoins une capacité particulière à revenir sur l’expérience sensible et à l’influencer. […] [L]a perception reste toujours vulnérable à l’influence déterminante du langage, comme une mère reste particulièrement sensible aux actes de son enfant. (p. 123-124)
L’ « enracinement » revendiqué reconnaît les contraintes terrestres (la perception et le langage en dépendent) quand l’image de la mère sensible aux actes de son enfant nous rappelle que rien de ce qui émerge sur cette terre ne la laisse indemne. Le langage, bien que contraint par une écologie, comme toute chose de cette terre, exerce des influences, il implique des puissances d’agir7. De fait, il n’est jamais neutre et se découvre chose sérieuse puisqu’il participe, objectivement, des transformations de ce qui est en devenir8. La manière dont on parle du monde est importante pour le monde. Voilà pourquoi tant de délicatesse dans les petites histoires de Comment la terre s’est tue, voilà pourquoi elles sont importantes. Elles participent à transformer les perceptions et, ce faisant, elles engagent à explorer de plus ou moins bons chemins. Là, a posteriori, se révèle leur vérité ou leur fausseté :
D’un point de vue écologique, ce ne sont pas avant tout nos affirmations verbales qui sont « vraies » ou « fausses », mais plutôt le type de relations que nous entretenons avec le reste de la nature. Une communauté humaine qui vit une relation à bénéfices mutuels avec son environnement est une communauté qui, pourrait-on dire, vit dans la vérité. Les manières de parler partagées par cette communauté, les affirmations et les croyances qui permettent à ce rapport de réciprocité de perdurer sont, en ce sens important, vraies. (p. 336)
Ce sont les résultats des propositions et des croyances qui comptent, il n’y a de vérité que dans un processus de vérification. En outre, le vrai se présente comme une catégorie morale (ce qui est bon ou juste). Le vrai, « d’un point de vue écologique », estce qui vitalise les relations et maximalise les satisfactions de ses membres.
Une proposition pragmatiste : composer avec des influences
La réflexion sur le langage et l’influence accompagne une définition générale de l’écologie. Le problème écologique aurait pour objet non la Nature, entendue comme bloc, mais une « myriade de choses […] et d’êtres » (p. 343) qui sont autant d’influences entrelacées. Les faits de langage côtoieraient une infinité d’êtres et de « nœud[s] de force » (p. 41) dans une nature infiniment plus complexe, multiple et bavarde que ne l’imaginent les Modernes. Pour qui se rend attentif, la croyance9 en une Nature muette et sourde au dialogue ne possède pas la force d’évidence qu’elle revendique :
Chaque présence m’invite à concentrer mes sens sur elle, à laisser, alors que je m’engage dans sa profondeur particulière, les autres objets se fondre dans l’arrière-plan. Lorsque mon corps répond de la sorte à la sollicitation muette d’un autre être, cet être répond à son tour, révélant à mes sens de nouveaux aspects ou de nouvelles dimensions qui, à leur tour, m’invitent à une exploration accrue. Au cours de ce processus, mon corps sentant s’accorde progressivement au style de cette autre présence– à la manière de cette pierre, de cet arbre ou de cette table – alors qu’elle-même semble s’ajuster de son côté à mon style et à ma sensibilité. (p. 79. Je souligne).
La terre apparaît comme un théâtre où une infinité d’êtres, humains et non-humains, s’écoutent et se « répond[ent] » : s’ « invit[ent », s’ « enga[gent] », se « sollicit[ent] », s’ « accord[ent] », s’ « ajust[ent] »… bifurquent, prennent tel chemin plutôt que tel autre. Le soliloque humain analysé et critiqué, dont nous sommes partis, laisse place à une profusion de voix, de « style[s] » et de « manière[s] » interdépendants10. Nous y perdons l’ancienne Nature monolithique et rassurante mais nous y gagnons un monde infiniment plus riche et digne d’émerveillement. Un monde qui a toujours été là : nous n’avons jamais fait autre chose que de « déba[ttre] des possibles » (p. 15) avec le milieu sensuel. Ce débat avec les possibles et ceux que cela concerne, cette délicate négociation entre les contraintes du milieu et les multiples aspirations de ceux qui le peuplent, n’est autre que le cœur de l’enjeu écologique. De la réussite de ces négociations dépendent les communautés mutuellement bénéfiques qu’appelle de ses vœux D. Abram. C’est un aspect important de Comment la terre s’est tue que de nous y rendre sensibles et, ce faisant, de rendre intelligibles les conditions de possibilité de pratiques écologiques renouvelées – enfin réalistes et morales.
A n’en pas douter, nombre des propositions de Comment la terre s’est tue provoqueront des réticences et des incompréhensions. Accepter de penser à partir de la notion d’ « influence » n’est pas chose facile pour des esprits qui se revendiquent des Lumières. L’influence pâtit en effet d’une mauvaise réputation, par deux fois elle se rend inquiétante aux yeux des Modernes : elle a le mauvais goût d’être empruntée à des pratiques de soin réputées obscurantistes ; elle s’opposerait à la liberté de l’individu souverain (l’influence alors synonyme d’aliénation). Pourtant, si nous voulons avancer vers des pratiques écologiques plus réalistes, il faudra apprendre à écouter ceux que l’on pensait irrationnels11 ; de même que nous aurons à faire le deuil d’une définition de la liberté comme arrachement aux contraintes (abstraction qui nourrit des conséquences désastreuses). Mais encore, peut-être la définition du concept de vérité réactualisée par D. Abram suscitera-t-elle encore plus de difficultés. La double évaluation de la vérité sous l’angle pratique (la vérité comme ce qui marche dans les faits opposée à la vérité comme adéquation à un modèle) et moral (la vérité comme catégorie du bien opposée à l’idée de vérité comme neutre) n’est autre qu’une reprise écologique du projet pragmatiste12, objet de tous les malentendus. On devine les levées de boucliers.
On sera tour à tour raillé de naïveté – si ce n’est accusé de dangereux obscurantisme – pour croire à la pluralité des vérités, dans la nature, et accusé de traitrise au genre humain pour vouloir rapatrier la liberté, propre de l’homme, dans une nature conçue a priori comme froide et déterminée. Les deux mouvements, le premier dit irrationnel le second liberticide, étant pareillement condamnés comme réactionnaires. L’idéal progressiste humaniste – qu’il ne s’agit sûrement pas de jeter avec l’eau du bain – peine à sortir de l’alternative forcée entre marche en avant et retour en arrière sur une ligne déjà tracée. Or, l’analyse informée et rationnelle de la situation écologique n’appelle pas plus à un retour à un âge d’or fantasmé (d’avant la raison) qu’elle n’accepte que nous continuions à foncer tête baissée (guidés par une définition figée et totalitaire de la Raison). Si nous voulons nous rendre capable de répondre à ce qui arrive, il faut sortir de l’étau qui comprime les possibles entre les deux termes d’une alternative simplificatrice (« infernale » dirait I. Stengers). La rationalité critique doit s’appliquer à elle-même et s’ouvrir à son dehors :
La question n’est certainement pas de « retourner en arrière », mais bien plutôt de parcourir tout le cercle, d’unir notre capacité de raisonnement détaché à des manières de connaître plus sensorielles et mimétiques, de permettre à la vision d’un monde commun de plonger ses racines dans notre engagement direct et participatif avec le local et le particulier. Si, en revanche, nous nous bornons à notre cocon réflexif, toutes nos aspirations et tous nos idéaux abstraits portant sur un monde unifié se révéleront abominablement illusoires. Si nous ne retrouvons pas bientôt notre environnement sensuel, si nous ne nous réapproprions pas notre solidarité avec les autres sensibilités qui habitent et constituent cet environnement, le coût de notre « commune humanité » pourrait être notre commune extinction. (p. 344)
Parcourir tout le cercle ne signifie pas rebrousser chemin. Il ne s’agit pas de renier ce que nous avons découvert en route ou de tourner le dos aux menaces qui s’en viennent, sûrement pas. Il s’agit simplement de revenir – un peu plus riches et peut-être un peu plus tristes – sur la terre qui n’a jamais cessé d’être là. En d’autres mots revenir à des évidences, à ce que les enfants savent très bien : « les humains sont faits pour la relation. » (p. 15), ces êtres qui nous embrassent et ces milieux dans lesquels nous sommes plongés sont une part de nous-mêmes. Il y a un pari dans Comment la terre s’est tue, l’effort d’écriture, philosophique et littéraire, est tout entier dirigé en ce sens. Et si nos « modes par défaut » culturels recouvraient des « modes par défaut » plus fondamentaux et, en dernière analyse, simples d’accès13 ?
On sent chez D. Abram quelque chose comme une confiance accordée en les sens, presque un acte de foi : il se pourrait qu’écologiser nos expériences (et par suite nos pratiques) ne demande pas beaucoup plus qu’un effort d’attention – et un peu d’humilité. Il faut accompagner D. Abram dans la grotte où les araignées, lentement, tissent leurs toiles (p. 38-41) ; il faut se rendre là où il nous encourage à aller, là où les êtres de la nature ne sont pas condamnés au silence, là où l’on apprend à entendre ceux qui ne possèdent pas la parole – et où l’on se bat pour redonner voix à ceux que l’on force au mutisme. D’autres expériences en témoignent, il suffit parfois simplement de ralentir, et s’ouvrir au dehors, pour que viennent à nous la myriade d’êtres extraordinaires qui, eux aussi, vivent à l’ombre des périls et des dévastations. Là où cette attention se cultive on comprend que nous sommes la nature qui se défend14 – qui ne peut raisonnablement pas ne pas se défendre – ou celle qui se condamne.
Notes
- David Abram (trad. Isabelle Stengers et Didier Demorcy), Comment la terre s’est tue, Paris, La Découverte, [1996], 2013. [↩]
- Je reprends l’opposition attachement/arrachement à Bruno Latour, « Arrachement ou attachement à la nature », Écologie & politique, n°5, 1993.[↩]
- Sur ce point, là encore dans une perspective écologique, on peut se reporter à la reprise de la sémiotique peircienne par Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Paris, Zones Sensibles, 2017. [↩]
- L’arrière-plan philosophique central de D. Abram est explicitement la phénoménologie de Husserl et Merleau-Ponty p.55-110). Je fais le choix de la perspective pragmatique pour cette lecture. L’ouvrage ne cite pas cette autre tradition philosophique mais la proximité est remarquable. [↩]
- I. Stengers, « La proposition cosmopolitique », in L’émergence des cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 45. [↩]
- B. Latour, Politique de la nature, Paris, La Découverte, 2004. [↩]
- Pour approfondir la notion de puissance d’agir, reprise de Spinoza, voir B. Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015. Ou, peut-être plus éclairant encore, B. Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, La Découverte, 1996. [↩]
- Pour une perspective évolutive sur l’entrelacement de la vie sémiotique et de la Terre, voir Augustin Berque, Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014. [↩]
- La notion de Croyance est beaucoup plus riche que sa réduction aux acceptions associées à des religions particulières. Je n’utilise pas croyance ici pour juger a priori mais, après W. James, je considère les croyances comme « dispositions à agir » (W. James, La volonté de croire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, [1916], 2005). Il reste qu’il y a quelque chose de fanatique dans cette injonction Moderne – dite scientifique – de se soumettre à la Parole – avec majuscule – unique de la Nature. [↩]
- Pour prolonger, on pourra se rapporter à l’anthropologie du style et la critique des formes de vie que Marielle Macé met au travail dans Styles : Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016. [↩]
- Sur l’efficacité de la prise en compte de l’influence dans les pratiques de soin voir I. Stengers et Tobie Nathan, Médecins et sorciers, Paris, La Découverte, 2012. [↩]
- Sur la vérité comme « vérification » se reporter aux leçons V, VI et VII de W. James, Le Pragmatisme, op. cit., [1907], 2007. Voir aussi John Dewey, « La théorie expérimentale de la connaissance », inL’influence de Darwin sur la philosophie, Paris, Gallimard, [1915], 2008. Sur l’objectif moral d’une satisfaction « du plus grand nombre », voir W. James, « Les moralistes et la vie morale », in op. cit., [1916], 2005. Pour une reprise du projet pragmatique dans une perspective morale et écologique, voir Emilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011. [↩]
- La revalorisation du « sens-commun », derrière les évidences artificielles produites notamment par la philosophie, est une tentative que l’on retrouve également dans le pragmatisme de William James (voir leçon V, Le pragmatisme, Paris, Flammarion, [1907], 2007) [↩]
- C’est heureux, cette formule de bon sens que nous avons croisée sur les ZAD circule depuis de marches pour le climat en ronds points. Tel est le paradoxe de notre époque, scandale pour les enfants des Lumières, c’est à l’ombre que nous avons commencé à y voir un peu plus clair. On se surprend à spéculer un livre d’histoire qui pourrait un jour mériter ce titre. [↩]