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A propos de Marcel Gauchet, Robespierre : l’homme qui nous divise le plus, Paris, Gallimard, 2018, 288 p.

Robespierre: l’homme qui nous divise le plus, est selon les mots de son auteur, Marcel Gauchet, « un libre essai d’interprétation d’un personnage et de sa trace » pour un « nous » identifié à la France. Le livre s’inscrit dans une collection qui offre une galerie de portraits qui ont « façonné la physionomie politique et culturelle du pays ». Ce ne sont plus les « grandes journées » dans la logique des événements et des situations, mais les hommes marquants. Comme disait Sartre, la subjectivité ce n’est pas tout, mais ce n’est pas rien. De ce fait, prenons au sérieux ces deux sujets ensemble, Robespierre et « nous », comme deux sujets qui se font face. Ce « nous » pourrait aussi être de majesté. « Nous » serait chacun de « nous », car Robespierre comme sujet, incarnerait une division constitutive du sujet qui pour avoir été volontairement déniée hanterait chacun de ses héritiers, la multitude des « je ». Enfin, ce « nous » pourrait aussi avoir un sous texte spécifique pour Marcel Gauchet, pris dans l’histoire intellectuelle du groupe constitué jadis avec Cornélius Castoriadis, Claude Lefort et Miguel Abensour dans le contexte de « socialisme ou barbarie ». Ce groupe se divisa justement à propos de la figure de Robespierre, dans une configuration historienne et historique où la chose était entendue depuis le bicentenaire, la Révolution française avait été matrice du totalitarisme. L’interpréter comme un projet utopique faisait de vous selon Gauchet un « révoltiste» face à des hommes convertis à la « politique normale »1.

Le feuilletage de la « libre interprétation » est aussi celui du passé indissoluble dans le présent, l’expérience vécue fait retour dans les associations libres de sujets pensants historiques, c’est à dire pris dans l’histoire et leur propre histoire2.

Une réévaluation de Robespierre

Quoiqu’il en soit, reconnaissons donc que Robespierre n’a pas souvent eu droit à cet honneur, la figure du monstre installée aux côtés de Marx, Staline, ou Mao, le mettait en première ligne, mais pour le destituer de tout piédestal. Les positions plus raffinées d’où avaient jailli l’hypothèse d’une révolution matrice des totalitarismes ne lui étaient jusque là, pas favorable. Marcel Gauchet est de la galaxie des proches de François Furet, dans l’ambiguïté face à Claude Lefort et devenus opposant à Abensour et Lefort. L’antitotalitarisme se scinde, car ces derniers ne supportent pas l’usage réactionnaire qui en est fait.

Or ici le projet est bien autre. Il s’agit dans l’interprétation proposée de faire un véritable pas de côté et de montrer un Robespierre-Janus à la fois dans son action et dans ses traces mémorielles et légendaires. Non plus qualifier mais réfléchir à ce qui fait lien entre ces deux faces d’un même homme et donc ce qui fait lien entre les droits de l’homme incarnés et la terreur, pour « nous ». Ce livre choisit d’interroger ce point de jonction. c’est là qu’il trouve une quête et un sens. Car la biographie de Robespierre, sa postérité légendaire sont déjà abondamment scrutées. Sur un plan proprement historiographique et positiviste, le travail a été fait et pourrait-on dire refait. Or l’interprétation se veut au-delà des partis pris, comme la bibliographie succincte à dessein3 en témoigne. Du côté anglo-saxon, l’Australien Mac Phee et le britannique Hardman, du côté français tous les camps historiographiques représentés ou presque (Bosc-Belissa pour ceux qui ont toujours valorisé l’esprit des Lumières et de la Révolution, Lewers pour la somme historiographique néo-positiviste, Martin pour un point de vue plus tourmenté) mais aussi différentes générations, celle du bicentenaire (Brunel, Jaume, Vovelle), celle des années 2000, et celle d’aujourd’hui. Alors comment est posée cette énigme supposée sans parti-pris ?

Selon Gauchet, une face du personnage reçoit en héritage la culture des lumières et incarne les principes que « nous » défendons encore, ceux des droits de l’homme et du citoyen. La grande compétence rhétorique et politique du oersonnage le conduit à savoir faire d’une acculturation classique un outil singulier, chaque fois réajusté aux situations traversées. D’un côté une désingularisation socio-historique il a lu les mêmes livres que les autres, de l’autre une spécification, l’homme est talentueux. Mais ce qui apparaissait brillant quand Robespierre était dans l’opposition politique, se révèle impraticable lorsque Robespierre devient un acteur fondamental du gouvernement révolutionnaire.

Alors, l’identification aux principes se double d’un imaginaire où la sauvegarde de la république se ferait à la seule condition de l’identification nécessaire entre le peuple et son gouvernement. Identification régulièrement qualifiée par Marcel Gauchet, sinon de théologico-politique, du moins de « UN sacral ». Robespierre n’aurait pas su qu’il était devenu un dictateur parce qu’il croyait à cette nécessité de l’identification entre un peuple vertueux et un gouvernement vertueux. Une indivision, une complétude civique, une conception religieuse de la république. Et c’est ce qui selon Gauchet, l’aurait perdu et avec lui la Révolution. Notre énigme politique française resterait celle-là : comment tenir aux principes et savoir politiquement les rendre actifs grâce à l’efficience d’un gouvernement tout en renonçant pleinement, sincèrement à cette complétude, c’est-à-dire à cette identification des Français à leur gouvernement ?

De fait, travailler l’énigme a conduit Marcel Gauchet à une réévaluation de Robespierre, à déconstruire la figure démoniaque au profit de l’analyse d’une configuration culturelle, là encore soulignons le, dans une démarche qui consiste à restituer la part historiquement située de ce que chaque personnage incarne, dans une tradition marxiste bien comprise. Mais comme personne n’est seulement fils de son temps, ici la dialectique est celle qu’entendait Sartre, le personnage est restitué, non plus dans ce que son époque a fait de lui, mais dans ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui. Alors, nous avons un Robespierre ré-humanisé mais sans doute aussi épuisé et fiévreux que celui qui dans le film de Wajda, Danton, reçoit son compliment de la voix fragile du petit garçon anxieux. Ce Robespierre ré-humanisé malgré sa politique qui reste aux yeux de Marcel Gauchet meurtrière et mortifère, n’est plus un monstre, mais il a été poursuivi par son démon, la vertu identifiée au bien et au devoir être, un démon de la complétude sous cette figure du UN sacral.

Aussi est-il permis de nous interroger, cette réévaluation par l’énigme politique conduit-elle à une interprétation qui trancherait avec celle du bicentenaire, ou celle des ouvrages précédents de Marcel Gauchet sur la Révolution ? Bref cette réévaluation n’est-t-elle pas en trompe l’œil ? Et pourquoi la vouloir ?

Peut-on surmonter le tragique dans la politique ?

Il en va, nous dit Marcel Gauchet, d’une « conscience démocratique digne de ce nom, c’est à dire pleinement avertie de la difficulté de sa tâche » capable en fait de s’approprier « le sens de la tragédie de nos origines ». (p. 273)

Posée comme telle la question est bonne, non seulement pour cet hier des origines, mais pour aujourd’hui. Mais en ce cas nous sommes encore avec ce livre du côté du mythe, au sens où l’entendait Lévi-Strauss, puis Foucault puis Furet. Une histoire qui permet de tenir le lien social, un récit, une interprétation qui nous permettent de persister dans une certaine idée de la démocratie. Alors, il faudrait reconnaître que Furet avait tort, la révolution n’est pas terminée4, si elle l’était pourquoi arc bouter notre conscience à cette vieille affaire ? En fait, semble nous dire Marcel Gauchet, pour persister dans l’effort de surmonter la tragédie, donc effort à refuser le théologico-politique, le UN sacral qui peut revenir comme une mauvaise pente, par oubli des origines. De fait aurais-je envie de répondre, « notre » manière de l’avoir supposément surmontée ne semble pas conduire à moins de tragédies politiques contemporaines, nous vivons un temps tragique. Guerres, attentats, corruption, destruction des milieux de vie et de la planète, est-ce un modèle politique formidable ? Aussi convient-il d’interroger de quel tragique parle-t-on ? Est-il possible de le surmonter ? Destin tragique et politique de l’humanité sont-ils possibles à dissocier ?

Examinons donc, et pour ne pas nous perdre en route, allons presque droit aux questions qui méritent encore interprétation : cette affaire d’identification, et ce qui va avec ce « UN sacral » d’un peuple uni, sans faille, sans incertitude. De quoi s’agit-il ?

Oui ce livre loue en Robespierre l’homme de principes, un héroïsme réel qui a plus d’allure que le pragmatisme des cyniques. L’enjeu des droits de l’homme et du citoyen reste notre enjeu, il les a incarnés…Et même du côté de la terreur, la réévaluation est là : Robespierre traduit une politique qui se fraye un chemin au jour le jour, il ne l’invente pas seul, il a le sens de la traduction et de la rationalisation après coup, on pourrait encore à la manière de Sartre parler d’un acteur pris une acculturation classique au XVIIIe siècle et se débattant avec, grâce au langage. Prisonnier d’une idéologie partagée et de laquelle en fait personne ne sait alors sortir. Aussi même pour la loi dite de « Grande terreur », du 22 prairial an II, Robespierre n’était pas seul. Il y a bien une légende noire thermidorienne, travaillée d’abord par Bronislaw Baczko, dans Sortir de la terreur, puis scrutée et déployée minutieusement et inlassablement dans le livre de Marc Belissa et Yannick Bosc.

Ainsi Marcel Gauchet le reconnaît, Robespierre n’est ni un martyr héroïque ni un monstre sanguinaire. La spécificité qu’il lui reconnaît est son sens de l’action, d’avoir mis en œuvre « une pensée en action » et là bien qu’ils ne soient cités ni les uns ni les autres le livre de Georges Labica, Robespierre une politique de la philosophie, ou les travaux de Jacques Guilhaumou et de Françoise Brunel ont déjà soulevé cette question sous la figure des « législateurs philosophes ». Donc, accord avec ces trois marxistes là.

giacomo beys la mort de robespierre
Giacomo Beys, La Mort de Robespierre, 1799. Source : Gallica.

Enfin, et nous voilà au cœur de la question, Robespierre diffère car comme croyant (en dieu ? mais qui peut le savoir ?), comme mystique même, il a fait de la vertu civique le « foyer » de la république, et c’est pour cette raison qu’il identifie la politique à la morale et le peuple vertueux au gouvernement vertueux, qu’il espère même un peuple lui même UN. Le fameux « Un sacral » trouverait son point culminant dans cette « religion d’Etat » que serait le culte de l’être suprême.

Et bien, là aussi sans doute vaut-il la peine de dé-singulariser Robespierre, car rien ne permet de considérer qu’il est seul à penser la nécessité de cette nouvelle « religion des devoirs de l’homme » comme religion civile, religion déiste en France, quand elle est demeurée anglicane et nationale en Grande-Bretagne. Or cette religion civile qui, à mon sens doit plus à Shaftesbury qu’à Rousseau5, est une religion de gestes conformes et de reconnaissance publique, loin des religions inquisitrices, elle est celle qui permet à tous les cultes qui eux visent le salut dans l’au-delà de coexister, à toutes les libertés d’opinion de prospérer, preuve en est puisque Robespierre peut supporter les athées s’ils ne militent pas contre l’unité du monde social6. Cette religion civile est un pacte d’adhésion à la société et une manière de produire de nouvelles mœurs par acculturation. On pourrait croire que Marcel Gauchet est d’accord avec cela dans le chapitre qu’il déploie, mais la conclusion évacue cette question et martèle cette erreur du UN sacral qui empêcherait le pluralisme politique. « La réappropriation utilitaire de la divinité par la République de la vertu (…) va de pair avec la réactivation d’un corps politique soudé dans l’intangibilité de son accord avec sa loi fondatrice et en mesure de ce fait, d’accorder chacun des membres avec lui mêmes et avec ses concitoyens dans leur commun dévouement à la chose publique (…) image peu compatible avec l’indépendance des partis, la force de rupture des inventions, la dynamique du travail qu’implique l’ouverture sur l’avenir indéterminé. » (p. 187)

Une interprétation de Gauchet discutable

Une telle interprétation ne me semble pas tenable tenable, car si sacré il y a c’est moins pour obtenir un peuple UN que pour obtenir des compétences chaque fois singulières de résistance à l’oppression. Des capacités de libre décision de résister quand la liberté est en danger, les droits normatifs bafoués.

D’ailleurs l’obsession de l’unité ne se comprend que dans un face-à-face avec la guerre civile redoutée. Une guerre civile qui divise la société en amis et ennemis des droits de l’homme et du citoyen. Donc en amis et ennemis de ce qui doit être consolidé. L’unité recherchée est celle d’une société qui pourra se passer d’une situation d’exception et retrouver une société du droit pénal ordinaire. Cela n’a pas à voir avec un UN sacral, mais avec l’hypothèse sociologique, que la politique divise, et qu’il faut un terreau qui doit rester commun, pour que la politique ne soit pas guerre civile. C’est devenu banal, il faut être réunis sur une base commune, pour pouvoir se diviser pacifiquement, nous sommes loin d’un UN sacral totalitaire qui empêche tout débat.

Alors, vouloir l’unité, c’est vrai que c’est unir le monde autour de principes juridiques normatifs et réellement sacralisés. J’ai sur ce point la possibilité d’un accord, mais cette sacralité des droits considérée comme nécessaire pour les soustraire à la possibilité de leur déni ne crée pas le « Un sacral totalitaire » bien au contraire, ces droits créent l’obligation de laisser les choses ouvertes par le droit de résistance à l’oppression et toutes les mesures qui protègent contre l’abus de pouvoir, qu’il vienne de l’exécutif ou du judiciaire. On pourrait dire que Robespierre et sa dite faction en meurent. Le droit de résistance existe sans que la vertu républicaine soit fondée, sans que les défenseurs des droits soient éduqués à cette défense, sans qu’on puisse pleurer de voir le droit défait7.

La quête des révolutionnaires et de Robespierre en particulier est de raccorder des mœurs et des droits, faire que les mœurs puissent protéger ces droits de l’homme et du citoyen. Et donc oui Marcel Gauchet a une intuition juste, il y a un lien fort entre religion civile et institutions civiles, car j’oserai dire, ce sont ces dernières qui vont protéger l’objet sacré. Tout se qui se prête comme serment au nom d’affects sociaux chez Saint-Just se fait dans le temple civil. Bref la question posée par les révolutionnaires est moins d’identifier un peuple vertueux à son gouvernement que d’identifier un peuple à sa constitution républicaine, c’est-à-dire adéquate aux droits de l’homme et du citoyen. La question n’est pas celle des formes du pouvoir mais des mœurs. La question tragique n’est pas alors celle d’une complétude introuvable mais d’une liberté des mœurs introuvable. La rémanence de l’Ancien régime avec ses rapports de domination persiste et empêche toute liberté de parole effective, les droits ne seront donc pas défendus. C’est donc bien une tragédie mais moins mystique qu’anthropologique. Comment dans une révolution faire une suture temporelle et incarnée entre l’être et l’avoir été ? Tragédie de la puissance du passé incorporé, tragédie des prisons de longue durée, tragédie de ce qui reste fragile et fugace. Et non, chez Robespierre le peuple n’est pas à l’abri de la corruption, il est naïf, et manipulable, c’est pourquoi il faut l’éduquer, éduquer ses compétences intellectuelles comme ses compétences sensibles qui sont ses facultés de juger. Tel est le point de jonction entre la fin de la terreur et l’imaginaire politique démocratique de l’appel aux institutions.

Peut-on se passer de choses sacrées au cœur des sociétés démocratiques ? Aucune évidence à cela. La vie humaine reste parfois sacrée comme telle, mais de moins en moins, le savoir et les arts doivent échapper au commerce pour fonder la réciprocité des dignités, mais c’est de moins en moins effectif, le droit est supposé être un rempart « Etat de droit » mais il est en fait de plus en plus friable. Or sans choses sacrées installées comme figure de l’unité partagée, les démocraties se défont, on aurait pu dire il n’y a pas si longtemps, se corrompent. Et alors de la démocratie, il ne reste qu’un fantôme. Les choses sacrées sont inquiétantes mais sans choses sacrées, y-a-t-il même du social possible ? Toute chose sacrée ne produit pas la compacité du UN sacral, loin de là, car il y a le sacré qui ouvre (les savoirs, le droit de résistance), le sacré qui fonde du commun (la religion civile) et le sacré théologique qui peut souder mais qui n’est pas celui des révolutionnaires. La question demeure anthropologique et reste ouverte, le symbolique est-il l’autre nom du sacré ? Ne faut-il pas que quelque chose s’institue sans débat pour ouvrir le débat ? Le sacré n’est pas le théologique, ni même le religieux, il y a un sacré du politique qui ouvre la possibilité d’assumer notre condition tragique comme condition politique. Le réel (la mort, l’informe) doit être tenu à distance. Mais pour ce faire, il faut parfois quelques transactions sacrées qui vous en rapprochent dangereusement. De cela aussi il faut maintenir l’expérience. Plus proche de nous cette experience est celle de la résistance en 1940 par exemple, ce qu’il faut être cruel rien que pour être humain…

Alors oui, les efforts des historiens et des philosophes pour comprendre Robespierre dans sa face « droits de l’homme sans pouvoir » trouvent un lieu réflexif avec le livre de Marcel Gauchet. Il reste à mon sens l’autre face à approfondir : celle qui tente de mettre en œuvre ce projet des droits de l’homme avec un pouvoir fragile et qui ne connaît que le droit naturel stoïcien : ceux qui empêchent les hommes d’être humains sont des bêtes féroces et doivent être traités comme tels. Pour que cette férocité n’envahisse pas le monde, il y faut des barrières, et là aucun doute, nous avons besoin d’inventer autre chose que la peine de mort. Mais Robespierre lui même le savait, et Saint-Just aussi qui ne rêvait que d’exiler ces bêtes féroces. Aujourd’hui nous ne craignons plus de faire des affaires avec des bêtes feroces, affaires pétrolières avec une Arabie saoudite qui assassine dans ses ambassades, affaire avec Poutine pour s’approvisionner en gaz…Marcel Gauchet peut-il croire que nous sommes sortis de toute ornière ? N’y a t-il pas là des raisons de se révolter, de trouver sens aux efforts des « révoltistes » face à cette politique normale ?

Loin d’une inconscience coupable ou infantile, ils sonnent l’alarme parce qu’ils ont conscience que face à la déliquescence des normes qui nous font humains, il faut risquer plus que l’on a.

Ce livre est une fois de plus, une manière de nous dire notre « régime de la politique » est formidable et qu’il faut le comprendre comme modalité d’accepter notre division constitutive et l’incertitude, et accepter de vivre avec. Il est signe que nous aurions surmonté le désir d’unité compacte et absolue, unité sans corruption. Mais nous pouvons accepter notre division constitutive et même l’incertitude, tout en espérant plus de fermeté à défendre ce qui n’est pas un simple idéal régulateur, mais bien une exigence d’humanité, de pratiques humanisantes inscrites dans nos droits de l’homme et du citoyen. Elles ne peuvent exister que si elles sont défendues par des citoyens qui ont la « foi » de les défendre. Autrefois l’instruction civique y prétendait avec un succès très relatif, mais aujourd’hui ?

Alors ce livre qui prétend être sans parti pris, a ce parti pris là, défendre notre monde actuel sous prétexte d’une vieille tête de méduse apellée terreur révolutionnaire. Comme d’autres avant lui, Marcel Gauchet contemple la révolution comme mythe des origines : « la Révolution n’est pas tout à fait un événement comme les autres. Elle a quelque chose d’une origine mythique et sacrale pour l’univers démocratique. Chaque famille politique se définit par la lecture qu’elle en donne et la façon dont elle se rapporte à son héritage. » (p. 240)

Mais vraiment, aujourd’hui moins encore qu’au moment du bicentenaire sa « boussole pour le futur par appropriation de son sens » ne me semble adéquate à répondre à notre destin politique. Il nous faudra sans doute et sous peu, comme Robespierre et Saint-Just, risquer plus que l’on a. Il faudra tenter demain, de tenir le réel de la mort à distance, mais en situation extrême (qui nous est aujourd’hui promise) qui sait comment y parvenir ? Là réside notre incertitude et il s’agit de nous y préparer en effet. L’idée de mœurs politiques et sociales moins corrompues, l’idée d’un commun vécu sur un mode sensible, ne me paraissent pas être à cet égard obsolètes. Certes contrairement à Saint-Just nous ne rêvons pas « d’éternité impassible ». Mais si comme le disait Saint-Just, il faut « mettre l’union dans les familles, l’amitié entre les citoyens, l’intérêt public à la place de tous les autres intérêts » et que cela se concilie mal avec « la marche d’une économie moderne » comme le dit Marcel Gauchet (p. 187), il s’agit peut être de changer d’économie et de concilier cette dernière avec la possibilité comme disait le même Saint-Just de pouvoir faire en sorte que chacun puisse « chercher sa félicité » dans une nouvelle critique libérale du libéralisme.


Notes

  1. Marcel Gauchet avait qualifié Miguel Abensour de « révoltiste » et ce dernier lui avait répondu dans un texte bref et incisif paru chez sens et tonka : Lettre d’un révoltiste à Marcel Gauchet converti à la « politique normale » 2008[]
  2. Celui ci avait affirmé que justement parce qu’elle parlait la terreur n’était pas totalitarisme et faisant parler Saint-Just en ventriloque avait souligné « notre pouvoir si formidable soit-il, est trop creux pour être si terrible ».[]
  3. Car qu’on ne s’y trompe pas Marcel Gauchet a lu bien au delà ceux qui ont pris au sérieux la séquence de la terreur et les compétences de ses acteurs. A commencer par son ancien ami Miguel Abensour, spécialiste de Saint-Just qui accompagne ici Robespierre dans cette séquence de la terreur et de son après coup. Je trouve dommage qu’une édition Gallimard, ait décidé de se passer de notes infra-paginales qui auraient éclairé la discussion maintenue ici dans une « green room » d’avertis.[]
  4. Contrairement à ce que nous dit Marcel Gauchet.[]
  5. Voir Wahnich, Le culte de l’Être suprême : est-ce seulement la faute à Rousseau ? in Bruno Bernardi dir, catalogue Rousseau au sénat, Paris, Gallimard, 2012, pp. 140-1.[]
  6. Robespierre explique que Lequinio, athée ne doit pas être inquiété.[]
  7. D’ailleurs qui pleure aujourd’hui sur les alliances avec une Arabie saoudite qui tue dans ses ambassades comme au Yemen ? Personne. Nous avons surmonté notre amour sacré des droits de l’homme, et nous nous accommodons de petits arrangements commerciaux. []