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Dans un texte du 15 novembre 2018, Maxime Chédin a proposé une recension critique de mon ouvrage Petit Manuel de Résistance contemporaine qui, sur de nombreux points, rejoint une charge plus violente de Nicolas Casaux, de la Deep Green Resistance, sur le site Le Partage, intitulée : « Cyril Dion le bonimenteur de l’écologisme médiatique » ou à d’autres critiques qui ont été portées sur mon travail par des journaux comme la Décroissance ou Arrêt sur Image.

Cette analyse de mon livre est fournie et je remercie son auteur d’y avoir consacré tant de temps et d’énergie. C’est d’une certaine manière une forme d’estime de mon travail.

Je souhaite aujourd’hui y répondre pour deux raisons.

La première est que cette critique est assez représentative d’échanges qui opposent les tenants d’une écologie « radicale » (composée de nombreux courants comme le souligne Maxime Chédin) et d’une écologie « majoritaire » vue comme grand public, inoffensive, réformiste, à laquelle Maxime Chedin m’identifie aux côtés de certaines grandes ONG. Approfondir ce dialogue me paraît donc utile et nécessaire.

La seconde est que, si l’article de Maxime Chédin pointe, à raison, que mon ouvrage mériterait d’approfondir certains raisonnements, un certain nombre de critiques qu’il formule sont pour moi des lectures à contre-sens, où des phrases sont extraites de leur contexte pour leur faire dire autre chose que ce qu’elles disent en réalité. Plus grave encore, Maxime Chédin me prête une forme de duplicité (qu’il appelle ambiguïté) qui consisterait à prétendre adopter les habits de la radicalité en parlant de fin du capitalisme, en faisant mon auto-critique sur la limite des actions individuelles et du changement personnel, tout en remettant ces concepts au cœur de mon discours un peu plus loin dans l’ouvrage. D’opérer des « tours de passe-passe ».

Je commencerai donc par rétablir le sens de mon propos et répondre aux points les plus problématiques. Je tâcherai ensuite d’apporter quelques éléments de fond pour nourrir ce dialogue entre écologistes.

Quelques réponses

Parmi ses nombreuses critiques, Maxime Chédin me reproche une forme d’idéalisme naïf à penser qu’« il suffirait de diffuser une « nouvelle histoire » collective pour enclencher un changement de société. » Pour lui :

« Il faut se défier de l’idéalisme pour le coup très naïf sur lequel reposent la construction de Cyril Dion (comme d’une autre façon celle de Yuval Noah Harari, dont il s’inspire)  : les «  fictions  » ou «  récits  » supportant tout l’édifice politique, économique et social, il suffirait de diffuser une «  nouvelle histoire  » collective pour enclencher un changement de société. Le reproche d’inoffensivité souvent adressé à Dion se comprend  : il définit les récits comme «  des concepts qui n’existent que dans notre imagination  » (p. 54) et qu’on peut ainsi modifier à loisir, selon notre imagination justement, à condition d’être suffisamment nombreux à s’y mettre. Un tel idéalisme (la croyance selon laquelle nos idées s’imposent d’elles-mêmes dans la réalité) est dangereux par l’impuissance pratique et l’aveuglement politique qu’il recèle  : contrairement à ce que croit Dion, les récits ne prennent pas le pouvoir seuls, ou parce qu’il serait meilleurs que d’autres. Leur règne s’appuie toujours sur un monopole de la violence physique légitime et des infrastructures matérielles, des intérêts et des rapports de domination, d’exploitation qui sont tout sauf idées. »

J’aimerais d’abord rappeler que l’idée que les sociétés se construisent sur des récits, n’est pas une nouveauté que j’aurais opportunément emprunté à Yuval Harari pour être « dans l’air du temps » mais a été largement développée par Nancy Huston dans son essai L’espèce fabulatrice, était déjà présente dans Demain à travers les témoignages de Rob Hopkins et Mohammed Yunnus, et a été théorisée par d’innombrables auteurs, penseurs à travers le monde, parmi lesquelles Jean-François Lyotard ou plus récemment Georges Marshall dans son Syndrome de l’Autruche, que je cite dans le livre. Ce point de vue suggère que de grands récits sont à l’origine des religions, des monarchies, des systèmes idéologiques tels que le fascisme, le libéralisme, le capitalisme ou le communisme. Et que ces récits portent en eux une formidable puissance d’entraînement, par leur capacité à constituer des socles communs d’interprétation du monde, qui permettent à des millions (voire des centaines de millions de personnes) de partager des valeurs et des normes sociales. Les êtres humains étant profondément irrationnels et subjectifs, ils passent le plus clair de leur temps à conférer un sens à des événements, à partir d’une appréhension et d’une compréhension partielle du réel. Dans ce contexte les récits ont une fonction fort utile, leur permettant de partager cette subjectivité au sein de groupes plus ou moins larges et de bâtir sur cette entente des règles de fonctionnement collectif.

Pour autant, je ne crois pas à une espèce de pensée magique. Je n’ai jamais affirmé que les récits s’imposaient comme par miracle parce que des millions de personnes les épousaient. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré la dernière partie du livre à développer l’idée que, pour que de nouveaux récits s’imposent dans la société, ils devaient certes se répandre en terme d’imaginaire et d’idées, mais par la suite le faire en « brisant les servages » (p.96), par des luttes et des rapports de force pour « faire tomber les piliers du pouvoir » (p.121).

Ainsi, les changements de récits ayant conduit au XXème siècle à une plus grande égalité entre les hommes et les femmes, entre les blancs et les noirs, ont été le fruit du travail de penseurs, d’artistes, d’intellectuels capables de projeter un autre imaginaire et, dans le même temps, de luttes concrètes sur le terrain politique, social, inscrites dans un contexte historique… Il aura par exemple fallu -entre autre- Trois Guinées de Virginia Woolf, les combats des suffragettes et la première guerre mondiale pour parvenir au droit de vote des femmes au Royaume-Uni.

Ce que je défends, est qu’il s’agit au départ d’une bataille culturelle. Qu’il faut bien commencer par imaginer qu’une autre organisation du monde est possible (I have a dream disait Martin Luther King) avant d’avoir même la volonté de se battre pour obtenir des changements.

Luttes et capitalisme

Chédin affirme ensuite que j’ « imagine un effet boule de neige qui amènerait les actions individuelles à « s’additionner » et à devenir ainsi « le ferment de transformations culturelles plus vastes »  sans envisager une fois encore les obstacles matériels et les ripostes politiques qui stopperaient cette croissance si ce nouveau récit heurtait pour de bon certains intérêts. »

Plus loin il affirme que « tout au long du livre, il n’est finalement question que de cela. » en parlant du changement personnel.

Dans les deux cas, il occulte délibérément le fait que j’ai consacré une partie entière (p.111 à 130) aux stratégies d’organisation collective pour faire tomber « les piliers du pouvoir » (financier, médiatique et militaire) et une autre (p.57 à 80) à ce que j’appelle les architectures invisibles (la loi, l’argent et le divertissement par les écrans) qui conditionnent nos comportements. Dans une troisième, j’explique que nous ne vivons pas véritablement en démocratie (mais dans une forme d’oligarchie) et décris par le menu tous les obstacles qui empêchent l’action politique classique d’aboutir (p.35). Curieux pour quelqu’un qui ne prône que le changement personnel.

J’aimerais également revenir sur la dimension de sa critique qui me paraît la plus grave. Celle qui consisterait à dire que j’opère des « tour de passe-passe ». Que je reprends « sans cesse d’une main ce que je viens d’accorder de l’autre ». C’est une attaque sérieuse que l’on peut interpréter comme une accusation de manipulation. Maxime Chédin écrit ainsi :

« il se donne des apparences de radicalité en dénonçant « le capitalisme », sans jamais en assumer les conséquences. Ainsi il déclare ne plus croire à la stratégie du changement individuel, mais il ressort finalement que tout part de là et en dépend ; il vilipende le capitalisme mais ne prend pas le temps de se renseigner plus sérieusement auprès des sciences humaines sur ce qu’il est ; il estime les responsables politiques impuissants et égoïstes, mais explique que de grandes marches pacifiques suffiront pour les faire changer du tout au tout ; les politiques de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) sont un leurre, mais il faut « collaborer avec les entrepreneurs », comme il faut collaborer avec les responsables politiques ; il faut une « mutation complète » de notre société consumériste et néolibérale, mais le chemin de cette mutation doit être non clivant et fédérateur (selon le slogan « Tous ensemble pour le climat ») ; la stratégie des « petits pas » ne suffit pas, mais le chapitre 6 décrit une stratégie qui est exactement celle des petits pas, et ainsi de suite »

Nous sommes tous sujets à l’interprétation et à des lectures qui comportent des biais cognitifs en fonction de nos propres croyances et représentations. Ni Maxime Chédin ni moi n’échappons à la règle. Mais il me semble qu’en l’espèce, Chédin se livre là à des amalgames caricaturaux. Reprenons point par point.

Concernant le capitalisme. Effectivement, je ne propose pas d’analyse démontrant pourquoi le capitalisme est incompatible avec une société réellement écologique – peut-être est-ce un tort – considérant que c’est un point de vue largement documenté. Naomi Klein y a consacré un ouvrage entier 1, tout comme de nombreux partisans de la décroissance (Gilbert Rist, Serge Latouche…). Un rapport commandé par l’ONU vient même d’apporter un crédit « scientifique » à cette idée 2. Je m’attache plutôt à imaginer comment saper quelques fondement du capitalisme sous un angle stratégique à travers le concept d’« architectures » C’est à dire des règles, normes, constructions sociales, qui permettent au capitalisme de concentrer richesses et pouvoirs dans quelques mains et d’opérer une forme d’esclavage moderne à travers la dépendance à l’argent.

D’abord celle de la création monétaire (p.102). Sujet encore plus amplement développé dans mon précédent livre Demain. Je me suis notamment intéressé au travail de l’économiste Bernard Lietaer qui avance que c’est le mécanisme qui impose de faire créer l’essentiel de l’argent en circulation par les banques privées, via le crédit, qui soumet nos sociétés à une obligation de croissance infinie et concentre mécaniquement les richesses au sommet d’une pyramide économique et sociale (p.104). Je ne redéveloppe pas ici ses arguments qui sont consultables dans mes deux livres. Mais il me semble qu’il y a en l’espèce une clé de voûte qui permet au système capitaliste de tenir. C’est l’un des piliers du pouvoir. S’y attaquer pourrait, je crois, avoir un impact considérable.

Ensuite sous l’angle du revenu universel (p.99). Le système capitaliste tient car il s’appuie sur un chantage au revenu et à l’argent. Pour survivre, un nombre considérable d’êtres humains sont contraints à vendre leur temps, leur énergie et dans une certaine mesure leur probité. Les libérer de cette emprise, libérerait par la même occasion leur sens critique, leur temps et leur capacité à choisir là où ils souhaitent investir leurs talents. Est-ce que cette idée peut plus facilement naître dans le cerveau d’une personne privilégiée, déjà en mesure de s’affranchir de certaines contingences matérielles ? Très certainement. Et je pense qu’il en a été ainsi très souvent dans l’histoire.

Ensuite sous l’angle de la remise en question de nos institutions démocratiques (p.72 à 77), un autre pilier du pouvoir. Capitalisme et démocraties représentatives marchent main dans la main. D’ailleurs David Van Reybrouck n’hésite pas à dire dans mon précédent ouvrage que la démocratie représentative a été pensée comme le moyen de passer d’une aristocratie héréditaire à une aristocratie élective. Là encore j’engage les lecteurs à parcourir le passage qui va de la page 96 à la page 99 du Petit Manuel qui proposait déjà (avant que le sujet ne soit popularisé par les Gilets Jaunes) d’introduire de nombreux éléments de démocratie directe comme le Référendum d’Initiative Citoyenne ou le tirage au sort dans nos démocraties, pour qu’elles le deviennent de facto.

Enfin sous l’angle du changement de récit, un troisième pilier du pouvoir. Le côté supposément universel et incontournable du capitalisme financiarisé et d’une société basée sur une croissance matérielle infinie est également affaire de croyance et de dogmes.

Amalgames et contre-sens

Concernant les grandes marches pacifiques. A aucun moment je ne prétends qu’elles vont résoudre tous les problèmes. Maxime Chédin développe également cette critique dans la partie « Ne pas avoir peur d’être minoritaire » basée sur l’idée que je préconiserais, pour mobiliser largement, de s’appuyer sur des thématiques qui préoccupent le plus grand nombre comme la qualité de l’air ou les pesticides, arguant qu’il s’agirait là d’une forme d’appauvrissement et de dépolitisation du débat, d’actions « à la carte » qui ne remettraient pas en cause la globalité du système. Chédin illustre son propos par les récentes marches pour le climat « sages, citadines, blanches et très diplômées » qui n’ont pas donné beaucoup de résultats. Ce qui est un contre-sens de ce que je défends dans le livre. J’explique justement p.113, citant Sdrja Popovic que tenter de mobiliser sur des causes trop vastes et trop abstraites comme le changement climatique donne rarement de bons résultats. Et qu’il est plus efficace de démarrer par un sujet fédérateur pour donner du corps au mouvement, remporter de premières victoires et ensuite s’attaquer au cœur du problème. Gandhi n’a pas commencé par enjoindre tous les indiens à devenir indépendants et à se révolter contre le pouvoir en place, il a utilisé un symbole compréhensible par tous : l’accaparement par les britanniques d’une ressource gratuite utilisée dans chaque maison du pays : le sel.

Maxime Chédin confond le fait que je soutienne publiquement ces marches pour le climat ou les initiatives des YouTubers, car je pense qu’elles participent à sensibiliser l’opinion, et à une évolution culturelle, avec les théories que je formule dans le livre.

Concernant les entrepreneurs, Chédin amalgame les multinationales (et ma critique de leurs politiques de RSE) avec les millions d’entrepreneurs (j’ai utilisé ce mot à dessein) patrons de TPE et PME (artisans, agriculteurs, commerçants, entrepreneurs sociaux, etc.) qui sont le moteur de l’activité d’une société. Vouloir transformer nos systèmes économiques et sociaux sans impliquer les acteurs de l’économie me paraît une idée curieuse, pour le moins déracinée de la réalité.

Idem avec les élus. Je passe une bonne partie du livre à expliquer pourquoi les gouvernements ne peuvent transformer nos sociétés sans être soutenus par une forte majorité culturelle qui leur permettrait de contrer le pouvoir des lobbys de toutes sorte. Je donne pour cela l’exemple de FD Roosevelt en 1937 cité par Naomi Klein (p.41) qui aurait déclaré aux syndicats l’enjoignant à faire évoluer les lois : « Descendez dans la rue et obligez-moi à le faire ». Utilisant à dessein les grèves et blocages pour contrer les oppositions économiques ou administratives. Un mécanisme de coopération. J’explique également que les élus locaux me semblent avoir des leviers importants d’action. Là encore, comment espérer transformer nos institutions sans créer les conditions d’une coopération (qui peut être établie à la suite d’un rapport de force comme en Islande) entre certains élus et les citoyens ?

Pour finir, je ne dis pas que « la stratégie des petits pas ne suffit pas ». Mais que se contenter de petits pas ne suffit pas ! La stratégie du chapitre 6 explique qu’une grande victoire est faite d’une succession de petites victoires atteignables dans un processus qui ne s’arrête pas. Un pas en entraînant un autre jusqu’à la réalisation de l’objectif, qui peut être d’envergure.

Embrasser la complexité

Contrairement à ce qu’affirme Maxime Chénin, je ne cherche pas à opérer des tours de passe passe, mais à embrasser la complexité. Je n’anticipe pas non plus « une ringardisation médiatique » en soulignant la gravité de la situation. J’encourage à relire les premiers chapitres du livre Demain, s’il faut s’en convaincre. Dès 2012, poussé par la perspective d’un effondrement, j’ai tâché d’élaborer une stratégie basée sur l’imagination et la créativité. Qu’elle ne soit pas suffisante ne me paraît pas une raison valable pour la balayer d’un revers de main.

Nous sommes des individus ET des membres de classes sociales ET des héritiers de cultures différentes. Il me parait absurde de créer un clivage artificiel entre action individuelle et collective. L’action individuelle n’est pas une fin en soi. C’est un début. C’est en se posant des questions dans sa propre vie, en mettant en pratique certains actes, que l’on est amené à lire, à chercher, à comprendre et, d’une certaine façon, à politiser sa démarche. Tout en prenant sa part de responsabilité. Nous ne sommes pas uniquement les jouets des mouvements de l’Histoire et des systèmes. Nous avons la capacité de les orienter, si nous le choisissons.

Une dernière réponse, sur les approximations de Maxime Chédin sur les énergies renouvelables. Car lorsqu’il affirme qu’elles ne sont « guère moins polluantes que les énergies fossiles dans leur cycle de vie complet », il propose une perspective à mon sens biaisée et dangereuse. Ainsi, par exemple, sur la question des émissions de GES (qui n’est pas le seul critère de pollution j’en conviens) : « L’ADEME a dressé une analyse du cycle de vie de l’éolien français en 2015, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à leur fin de vie. Selon l’agence, le bilan est largement positif en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Les émissions de CO2 équivalent sont de 12,7 grammes par kilowattheure produit (CO2eq/kWh) pour une éolienne terrestre et 14,8 g CO2eq/kWh pour une éolienne marine. 55 g pour un panneau photovoltaïque qui produira en trois ans l’énergie qui aura été nécessaire à sa fabrication 3. » A mettre en regard de la moyenne des mix électriques mondiaux de 430 g CO2-éq/kWh lorsqu’ils sont alimentés par du charbon ou du pétrole. Ce qui ne signifie pas que l’impact des énergies renouvelables soit neutre, il ne l’est pas. Mais ce type de caricature (à nouveau) ne semble pas utile.

Je pourrais multiplier ces exemples pendant des pages mais il me semble que ce ping-pong deviendrait stérile. Intéressons-nous donc plutôt au débat de fond.

To be or not to be radical…

Une maxime (dont je ne retrouve pas la référence) dit en substance : une société avance par ses extrêmes et vit par son milieu. Le milieu représente l’opinion majoritaire et les extrêmes les courants qui viennent la faire évoluer, la bouleverser, en transformer les représentations, les valeurs, les codes. De tous temps, des petits groupes à la marge des organisations dominantes, qu’elles soient politiques, religieuses, économiques, ont créé une forme de disruption dans la pensée qui domine leur époque et ont parfois fini par devenir les nouveaux majoritaires.

L’écologie 4 est à mon sens LA pensée disruptive et structurante du XXIème siècle, qui est amenée à remplacer celle du capitalisme financiarisé, techno-libéral. Pour des raisons objectives (la sixième extinction de masse des espèces, le dérèglement climatique, l’explosion des inégalités) mais également pour des raisons philosophiques (la perte de sens au cœur d’un matérialisme effréné, les échecs de la démocratie représentative, la remise en question de la prééminence de notre espèce sur les autres, etc.). Il me semble donc absolument naturel, voire tout à fait nécessaire que le mouvement écologique comporte à la fois des radicaux et des modérés 5. Que des écologistes plus radicaux défrichent les idées, avancent les moyens d’actions les plus ambitieux et que des écologistes plus modérés démocratisent ces idées pour le plus grand nombre. Et il est sans doute nécessaire qu’ils se rejoignent tactiquement dans certaines périodes cruciales. Il y a douze ans, lorsque nous avons créé le mouvement Colibris avec Pierre Rabhi, le courant de pensée que Pierre et d’autres décroissants représentait était considéré comme radical. Nous avons travaillé à le démocratiser. Aujourd’hui, des points de vue plus radicaux se font entendre et c’est tant mieux. Je ne vois pas au nom de quoi nous pourrions décréter détenir, une fois pour toute, une quelconque vérité sur la question. Nous partons tous d’un endroit pour comprendre le monde. De notre milieu, de nos références intellectuelles et culturelles. Je suis né dans un milieu bourgeois, urbain, favorisé, peu concerné par les questions écologiques. Ma compréhension de ces phénomènes n’a cessé d’évoluer depuis que j’ai commencé à m’y intéresser il y a douze ans. Et je suis certain que cela continuera. Elle serait radicalement différente si j’étais né dans la forêt amazonienne… Je partage donc le point de vue de Maxime Chédin lorsqu’il dit qu’« Être radical c’est plutôt réussir à inquiéter les positions inabouties de l’écologie dominante, trouver les voies pour la contraindre à s’auto-critiquer et à se dépasser. » C’est vrai. Encore faut-il que les positions des radicaux soient elles-mêmes abouties ou capables de se remettre en question… Mais j’y reviendrai plus tard.

Les échecs des stratégies « majoritaires »

Certes l’écologie majoritaire a échoué ces dernières décennies. D’abord dans le champ politique. Les mouvements écologistes, en France et dans le monde, n’ont pas su capitaliser sur l’émergence en Occident d’un récit en rupture avec le narratif capitaliste/matérialiste dans les années 60-70 pour le transformer en projet solide. Le tournant libéral des années 80 a, sur ce plan, été décisif, remportant la bataille politique, financière et culturelle, enterrant les aspirations du mouvement Beat, puis hippie qui avait trouvé son apogée contestatrice en 68 et donné lieu à la création de multiples initiatives comme le jour de la Terre le 22 avril 1970 qui rassembla la bagatelle de 20 millions d’Américains (serait-ce imaginable aujourd’hui?), au Rapport Meadows pour le Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972, à la première participation écologiste aux présidentielles en France avec René Dumont en 1974, etc. Ce point mériterait de plus ample développement pour comprendre comment et pourquoi. Ce qui est sûr, comme le souligne la longue enquête du NY Times « Losing Earth: The Decade We Almost Stopped Climate Change », c’est qu’il eut peut-être été possible d’enrayer le changement climatique entre 1979 et 1989 alors que la science était déjà claire sur ces enjeux et que nous avions plus de marge de manœuvre. Mais, piégés dans le narratif de la croissance et du capitalisme (et sans doute partiellement consentants), les partis verts n’ont par la suite constitué que de faibles oppositions ; tâchant de faire passer des mesures d’ajustement au modèle dominant, sans le remettre profondément en question.

De notre côté, nous, écologistes « majoritaires » citoyens, même animés de stratégies différentes (le Défi pour la Terre de la FNH, en France, n’avait pas forcément grand chose à voir avec l’appel à reprendre son autonomie alimentaire, énergétique, économique dans les Oasis de Pierre Rabhi et Colibris) avons historiquement passé beaucoup de temps à nous concentrer sur les actions individuelles sans nous attaquer à certaines causes politiques, idéologiques, plus systémiques. Nous avons passé trop de temps à tenter de faire évoluer le pouvoir politique ou économique en place (Pacte écologique, Grenelle de l’environnement, pétitions contre des grandes entreprises), ou à l’ignorer considérant que la solution viendrait des alternatives citoyennes (la posture des colibris). Sans doute naïvement. Sans voir à quel point le modèle capitaliste était anthropophage et qu’il intègrerait progressivement nos critiques pour s’habiller de nos arguments. Et ainsi, ne pas changer. Nous n’avons sans doute pas engagé le combat au niveau où il devait l’être. Et sans doute sommes-nous toujours très en deçà de ce qu’il faudrait entreprendre et devons-nous apprendre de ce que les plus radicaux entreprennent (boycottage, blocages, actions de désobéissance civile, etc.). Je conviens de tout cela. C’est d’ailleurs pour marquer cette évolution que j’ai écrit le Petit Manuel de Résistance Contemporaine.

Mais de leur côté les stratégies des radicaux ont elles aussi besoin d’être questionnées. Que proposent-elles aujourd’hui pour engager suffisamment de personnes dans la désobéissance civile, le boycott et l’interposition ? Pour le moment ces actions restent ultra minoritaires et donc peu efficaces. Car pour un grand nombre d’habitants de cette planète la course à la croissance matérielle est toujours l’horizon principal (même parmi les « révolutionnaires » gilets jaunes) : gagner de l’argent pour survivre, pour être libre et jouir sans entrave, pour être reconnu, pour faire partie de cette glorieuse histoire diffusée à longueur de journées par les télévisions, les smartphones, les publicités du monde entier. Par ailleurs, chez de nombreux êtres humains le besoin de sécurité prime -au moins à court terme- sur le besoin de sens. Une grande majorité a peur de la violence et du chaos. C’est entre autre pour cette raison que des stratégies impliquant une forme d’affrontement qui peuvent devenir violents sont difficiles à étendre et ne s’exercent que sous forme de guérilla. Et qu’il me semble que la palette des stratégies non violentes (même radicales) est plus à même d’entraîner un large mouvement à sa suite.

Trois objectifs communs et beaucoup de questions

Nous avons, à priori, besoin d’accomplir trois choses pour répondre aux immenses défis qui se présentent à nous :

  • arrêter la destruction des écosystèmes et le dérèglement du climat en mettant en échec le système capitaliste qui les produit ;
  • préparer nos sociétés aux chocs qui vont les percuter dans les années à venir ;
  • élaborer un autre modèle d’organisation des sociétés humaines, soutenable et équitable.

Ces objectifs sont considérables et extraordinairement complexes. Qui peut avoir la prétention de savoir comment il faut réellement s’y prendre ? Certainement pas moi. C’est la raison pour laquelle, dans le livre, je me contente de délimiter ces objectifs incontournables et que sur cette base j’évoque plusieurs réponses possibles, qui s’incarnent dans des récits, à géométrie variable (p.93).

Car déterminer des stratégies communes et efficaces demandent de répondre à un certain nombre de questions parmi lesquelles :

  • Pouvons-nous espérer trouver des solutions dans le cadre de nos démocraties ou non ?
  • Les stratégies pour stopper la destruction et le réchauffement doivent-elle être politique, citoyenne ou les deux ? Peuvent-elles aboutir sans faire usage de la violence ?

Les plus modérés comme la plupart des grandes ONG prônent de contraindre les États et les entreprises à agir par la pression populaire ou juridique. Ceux qui poussent plus loin la radicalité appellent à la désobéissance civile comme le mouvement Extinction Rebellion. A l’origine moins radical, David Holmgren, l’un des inventeurs du concept de permaculture reconnaît pour sa part que les stratégies « bottum-up » consistant à développer des communautés résilientes en marge du système dominant demanderait plusieurs générations pour être efficaces et ne peuvent répondre à une perspective d’effondrement dans les décennies à venir. Il avance donc l’hypothèse que seule une stratégie visant à mettre à terre le système économique et financier (une crise de 1929 en bien pire) serait à même de réduire suffisamment les émissions de GES et d’obliger toutes les sociétés humaines à se réorganiser 6. Stratégie qui se rapproche des celles évoqués par les mouvements les plus radicaux, comme Max Wilbert de la Deep Green Resistance qui imaginent quant à eux « s’attaquer aux points névralgiques de l’infrastructure industrielle mondialisée (transport, communication, finance, énergie, etc.) afin de la détruire, dans le but d’entraîner une « défaillance en cascade des systèmes 7».

On mesure le grand écart. Et parfois, la difficulté d’anticiper les conséquences des options choisies (que je pointe comme un possible facteur d’échec dans mon livre à propos d’Occupy Wall Street, de la révolution égyptienne ou de Nuit Debout). Car que se passera-t-il par exemple lorsque tout se sera effondré dans le scénario des plus radicaux ? Je comprends que cette stratégie est une sorte d’acte désespéré, faute de mieux. Mais précipiter le chaos dans des sociétés qui ne sont en aucun cas organisées pour le surmonter pourrait non seulement provoquer la souffrance ou la mort d’un grand nombre de personnes mais également ouvrir la voie à des politiques de répression militaire, à l’émergence de leaders populistes et autoritaires qui pourraient rendre ces actions contre-productives avant même d’avoir aboutient. Surtout si une large adhésion à une autre voie n’est pas construite en parallèle. Mais pour la construire il serait nécessaire de la définir.

Que serait une société vraiment écologique ?

Or, quelle type d’organisation humaine serait véritablement soutenable ? Et quels récits pourraient porter ces nouvelles visions de l’avenir ? Les options portées par des personnes se clamant écologistes vont du délire high-tech des Smart cities et de l’Internet-de-toutes-choses, jusqu’à la perspective de revenir à des modes de vie proches des peuples premiers. Grand écart difficile à concilier qui pose une infinité de questions. Par exemple, dans une perspective « centriste » où une civilisation plus soutenable garderait des outils, quelle serait la limite entre high-tech et low-tech ? Devons-nous tout jeter avec l’eau du bain et ne garder que des low-tech comme le suggèrent de nombreux écologistes radicaux ? Plus de scanner pour dépister les cancers ? Plus d’ordinateurs ? Plus d’Internet ? Plus d’usines, plus d’autoroutes, plus de villes ? Et plus d’Etat centralisé pour organiser la vie en commun ? Est-ce que, comme l’a écrit Nicolas Casauxde la Deep Green Resistance : « Les seuls exemples de sociétés humaines véritablement soutenables que nous connaissons appartiennent à cette catégorie des sociétés non industrialisées, non civilisées » ? C’est une idée extrême mais qui peut s’entendre. D’une part, la quasi-totalité des activités industrielles pratiquées par la civilisation dominante sur cette planète (infrastructures, bâtiments, production d’énergie, agriculture, réseaux de communication, etc.) conduisent à des destructions. De l’autre on peut avancer que la civilisation elle-même, telle qu’elle est apparue avec les Etats centralisés et l’agriculture, conduit à l’asservissement d’une importante partie de la population. C’est en partie l’idée que défend le politologue et anthropologue James C. Scott dans son ouvrage Homo Domesticus lorsqu’il affirme que « l’existence « barbare » a sans doute été souvent plus facile, plus libre et plus saine que celle des membres des sociétés civilisées – du moins de ceux qui ne faisaient pas partie de l’élite. ». Nous pourrions donc considérer, dans une approche anti-spéciste et anarchiste que c’est inacceptable. De ce point de vue, les peuples indigènes d’Amazonie, du Chili, d’Australie ou d’Inde seraient les seuls groupes humains dont le mode de vie est véritablement écologique. Mais comme je l’évoquais dans mon ouvrage, je ne suis pas certain que cette perspective soulève les foules, du moins à court terme. Car ces réflexions, aussi passionnantes soient-elles, se heurtent encore une fois à la puissance du récit dominant et à l’asservissement tant matériel qu’intellectuel qu’il a su produire. Par ailleurs, je ne suis pas totalement certain que tout ce que la civilisation a créé soit bon pour la poubelle. C’est pour cette raison que j’évoque le travail d’Isabelle Delannoy sur l’économie symbiotique comme une piste passionnante parmi d’autres (qui est assez rapidement caricaturée comme un nouveau capitalisme vert, ce qu’elle n’est pas) qui tente d’inventer de nouveaux mode d’interaction entre la civilisation humaine dominante et le reste des écosystèmes naturels.

Piste, car, à vrai dire, je n’ai pas la présomption de savoir pour tout le monde quel modèle serait le meilleur pour l’avenir de l’humanité. Idéalement c’est une réponse que nous devrions pouvoir apporter collectivement, démocratiquement en définissant ce que nous considérons acceptable ou non, ce qui est soutenable ou non, dans notre relation aux autres espèces. Mais pour cela il faut être capable de nous parler. De mettre nos efforts en commun.

Pour moi, les écologistes doivent gagner une bataille de l’imaginaire en même temps qu’une bataille politique. Et, pour cela, trouver les ressorts d’une forme d’union sacrée entre différents courants. Car, de leur côté, les tenants du capitalisme néo-libéral sont non seulement solidaires pour protéger leurs intérêts, mais très bien organisés. Nous avons besoin des zadistes, des faucheurs volontaires, des désobéissants mais aussi des entrepreneurs sociaux, des élus courageux, des ONG grand public, des romanciers, des cinéastes, des journalistes… des radicaux et des « majoritaires », mais à condition que la stratégie poursuivie par tous ces acteurs soit un minimum coordonnée. Et qu’est-ce qui pourrait permettre de le faire ? De se doter de cadre d’interprétation communs de la situation, des stratégies à adopter et des objectifs à atteindre. Soit une ébauche de récit commun. C’est pour faire avancer cette perspective que j’ai écrit ce livre.

Notes

  1. Naomi Klein, Tout peut changer, capitalisme et changement climatique, Actes Sud 2015[]
  2. https://bios.fi/bios-governance_of_economic_transition.pdf []
  3. https://www.techniques-ingenieur.fr/actualite/articles/developpement-eoliennes-metaux-51386/ []
  4. Dans son acception originelle : « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence » selon la définition d’Ernst Haeckel, qui doit également inclure la science des conditions d’existence entre les humains (répartition équitable des richesses, véritable démocratie, etc.) []
  5. Mais aussi des formes « dégénérées » d’écologisme devenues solubles dans le capitalisme de marché techno-libéral (capitalisme vert, greenwashing des multinationales, OGM-pour-sauver-la-planète, géo-ingénierie, etc.). Lire à ce propos Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello et La politique de l’oxymore de Bertrand Meheust[]
  6. Voir son texte « Crash on demand »: http://holmgren.com.au/wp-content/uploads/2014/01/Crash-on-demand.pdf[]
  7. http://partage-le.com/2018/11/la-decroissance-doit-etre-une-lutte-revolutionnaire-un-entretien-avec-max-wilbert/[]