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Ce texte est extrait de The Eye of the Crocodile, de Val Plumwood, publié chez ANU Press. Il a été traduit par Marie Cazaban-Mazerolles.

J’imagine que j’ai toujours été du genre à « aller trop loin ». Indéniablement, je me suis bien trop éloignée lorsque, par une journée torrentielle du mois de février 1985, en pleine saison des pluies, j’ai rejoint sur mon petit canoë rouge l’endroit où l’East Alligator River se précipite hors de la Région de Pierre du plateau d’Arnhem Land. Je n’aurais pas dû aller là-bas un premier jour de mousson, date à laquelle l’Homme-Foudre déploie son arc-en-ciel dans l’azur tandis que les averses se mettent à fouetter le sol 1. La pluie qui s’abat sur les milliers de kilomètres carrés du plateau gréseux provoque alors d’immenses crues saisonnières, lesquelles s’écoulent ensuite vers l’aval de la rivière et submergent pour les six mois suivants les basses plaines inondables qui s’y trouvent. Or ce fut là, sous une pluie diluvienne réunifiant le ciel et la terre, que je fis une rencontre initiatique avec un crocodile. Mon professeur saurien était maître dans l’art de la lutte, et était doté d’un discernement bien plus grand que le mien concernant mon imprudence, la précarité de l’existence humaine et d’autres sujets encore dont la science m’aurait été utile. C’est ce savoir que j’ai cherché depuis à partager avec autrui.

Le fait que nous soyons de la nourriture – des corps roboratifs et bien juteux – est loin de constituer un détail ou une caractéristique anecdotique de l’identité humaine. Au moment où je plongeai mon regard dans celui du crocodile, je pris pourtant conscience que j’avais négligé cet aspect essentiel de l’existence humaine lors de mes préparatifs, et nettement sous-estimé la vulnérabilité qui était la mienne en tant qu’animal comestible. La région dans laquelle je me trouvais était le territoire du plus grand des crocodiles encore vivants, un proche parent des anciens dinosaures appelé Crocodile marin ou estuarien. Peu de temps auparavant, les crocodiles marins étaient considérés comme une espèce en voie de disparition car la chasse commerciale avait vidé les fleuves et lacs du nord de l’Australie de la presque totalité de ses spécimens adultes. Toutefois, et après plus de dix ans de mesures de protection, leur population recommençait à augmenter. Le crocodile marin est un prédateur archaïque de l’humain, une créature capable de se mouvoir si vite que le cas échéant, notre œil n’en perçoit qu’un éclair. Pour ma part, j’avais du mal à évaluer la taille de celui qui plantait son regard dans le mien après avoir pris en chasse et attaqué mon canoë, car seule sa tête dépassait de l’eau boueuse. Une chose était claire cependant : j’avais éveillé chez lui un vif intérêt. Je sais à présent combien un animal capable de mystifier la proie qu’il vise à propos de la taille qu’il mesure détient aussi le pouvoir de la détromper concernant les idées qu’elle se fait sur sa propre identité.

Bien sûr je savais – d’une façon très abstraite, très lointaine – que les humains sont des animaux et qu’il arrivait exceptionnellement qu’ils se fassent dévorer au même titre que d’autres animaux. Je savais que pour les crocodiles, j’étais de la nourriture, et que mon corps, comme le leur, était fait de viande. D’un certaine manière, je l’ignorais pourtant et en rejetais absolument l’idée. Le fait de constituer pour d’autres de la nourriture m’avait en quelque sorte toujours semblé irréel. Ce n’était plus le cas tandis que, perchée sur mon petit canoë sous la pluie battante, je fixai du regard les beaux yeux pailletés d’or du crocodile. Avant ce moment, j’avais conscience que j’étais de la nourriture de la même façon abstraite et désincarnée que je savais que j’étais un animal et un être mortel. Mais à l’heure de vérité, le savoir abstrait devient concret. Qui voit soudain se dresser devant lui l’image de sa propre mort – jusqu’alors lointaine, nébuleuse et étrangère mais désormais terrifiante dans sa résolution en technicolor – lui jette un regard hébété et se retrouve le souffle coupé par l’incrédulité : se pouvait-il vraiment que cette puissante créature ignorât le statut spécial qui m’était accordé et entreprît de me dévorer ?

Submergée par ce sentiment d’absurdité immense qui gâche souvent nos derniers instants, je me demandai comment j’avais pu me méprendre si lourdement sur mon compte, sur ma place dans le monde, sur mon corps. S’agissait-il d’une erreur philosophique concernant mon identité, impliquant la dissociation du moi conscient et spirituel d’une part, et du moi en tant que corps matériel, susceptible de servir de nourriture à autrui d’autre part ? Ou fallait-il mettre en cause l’idée selon laquelle les humains sont des êtres spéciaux, au-dessus et séparés du reste des autres animaux ? Je n’eus pas vraiment le loisir de poursuivre cette méditation sur la genèse culturelle de ma fausse conscience car ce fut à ce moment que le crocodile passa à l’action et, surgissant hors de l’eau si vite que je ne vis qu’un éclair, m’attrapa douloureusement à l’entre-jambe avant de m’entraîner au fond de l’eau. Je ne rattrapai pas non plus le fil de mes pensées lorsque plus tard ce même jour, je gisais gravement blessée sur le passage d’une crue imminente. Depuis, de nombreuses années se sont toutefois écoulées, qui m’ont permis de repenser à ces désastreuses illusions et d’en reconstituer la généalogie.

(…)

Lorsque ces mâchoires puissantes se sont refermées sur moi, j’ai nettement ressenti qu’il y avait dans ce qui était en train de se produire quelque chose d’incroyablement anormal, de foncièrement aberrant, comme s’il y avait eu erreur sur la personne. Mon incrédulité n’était pas seulement existentielle mais également éthique – ce n’était pas en train d’arriver, ça ne pouvait pas arriver. Ce n’était pas ainsi que tournait le monde ! La créature enfreignait les règles, elle se fourvoyait complètement, elle avait tort, profondément tort de penser que je pouvais être réduite à de la nourriture. En tant qu’être humain, j’étais tellement plus que de la nourriture. Elle bafouait, elle insultait tout ce que j’étais en me réduisant à une denrée alimentaire. Toutes les autres dimensions de mon identité allaient-elles vraiment être sacrifiées à cet usage scandaleusement aveugle à toutes distinctions ? Mon organisation complexe allait-elle véritablement être dissoute de façon à ce que cet autre être m’assimile sous forme de matière recomposée ? Aussi indignée que perplexe, je niai l’événement en train de se produire. Il s’agissait d’une illusion ! Tout cela n’était pas simplement injuste : c’était irréel ! Cela ne pouvait pas être en train d’arriver.

En y repensant bien plus tard, je me rendis compte qu’il existait une autre façon d’envisager ce qui s’était passé. Il y était bien question d’une illusion, mais inversée. En fait, c’était « l’expérience normale » qui était illusoire, tandis que le monde brutal dans lequel j’étais une proie et qui venait de m’être révélé constituait l’insoupçonnable réalité – ou du moins, une dimension primordiale de la réalité. À l’époque, je perçus seulement combien l’expérience de la condition de proie ne collait pas avec les croyances et l’existence formant l’ossature de ce que je pensais être la normalité. Si le cadre déterminant la normalité était juste, cette absence de cohérence ne pouvait être expliqué qu’en postulant que l’expérience de la condition de proie était une illusion, un rêve ou un cauchemar. Mais compte-tenu qu’elle n’était rien de cela, il me fallut affronter l’idée que l’incohérence venait de ce que j’étais moi-même, ainsi que la culture donnant forme à ma conscience, dans l’erreur. Que nous avions tort, immensément tort, à propos de bien des sujets mais tout particulièrement concernant notre corporéité, l’animalité et la signification de la vie humaine.

Parfois, l’expérience quotidienne peut nous jouer des tours, se révéler complètement viciée, complètement déconnectée de la réalité. La dernière fois que j’ai été victime d’une illusion durable, c’était il y a quelques années, lors d’une autre sortie en canoë effectuée cette fois dans les confins nord du Canada. J’étais parvenue à un point de la Peel River où l’ensemble du relief que je pouvais apercevoir présentait des marques de strates géologiques parallèles et légèrement orientées vers le haut. Dans la mesure où en pareilles circonstances, l’œil humain a tendance à faire du sol sa référence horizontale, je fis l’expérience d’une puissante et tenace illusion selon laquelle nous naviguions au sein d’un paysage plan sur une rivière nettement inclinée vers son aval. Pourtant, certains éléments ne coïncidaient pas. La déclivité du fleuve avait l’air importante, or son flot était apaisé et lent, dénué de rapides. Notre calme descente prit un aspect surréel, onirique, loin d’être déplaisant. En fait, l’expérience fut plutôt enchanteresse et libératrice, comme si nous avions réussi à échapper à l’usuelle gravité pour pénétrer dans un univers parallèle. Il nous fallut analyser plusieurs indices subtils – ces pièces du puzzle qui refusaient de s’emboîter et venaient contredire ce que nous éprouvions – pour débusquer l’illusion qui nous avait saisis et comprendre que la rivière, non la terre, indiquait la véritable horizontalité.

L’illusion que ma rencontre avec le crocodile dissipa était d’un genre différent, plus philosophique, concernant la signification de notre expérience la plus quotidienne. Comme elle cependant, elle révéla la façon dont des individus, des groupes voire des cultures entières qui souscrivent à un même récit dominant peuvent se tromper du tout au tout concernant des choses relativement simples – notre rapport à la nourriture, aux autres, l’entremêlement de la vie et de la mort, la dimension charnelle, incarnée de l’existence humaine – et ignorer largement leur erreur. Quelques individus, néanmoins, sont susceptibles de découvrir l’illusion pour ce qu’elle est après avoir trébuché sur certains indices, ou vécu des expériences incompatibles avec l’histoire dominante. Mais imaginez que, comme l’illusion consistant à penser que les strates des roches étaient horizontales, le fait de toujours se trouver du « bon côté » du rapport proie-prédateur nous leurre et nous cache la véritable inclinaison des choses, la vraie mesure de notre animalité et de notre corporéité. Maintenant, imaginez que les expériences indicielles susceptibles de corriger l’illusion deviennent de plus en plus rares – peut-être parce que le récit dominant lui-même provoque leur élimination ! Alors l’illusion pourrait durer très longtemps, et causer une catastrophe bien réelle avant que quiconque ne prenne seulement conscience que quelque chose cloche. Et d’ici là, la culture pourrait déjà avoir perdu massivement contact avec la réalité.

C’est selon moi ce qui est arrivé à la culture occidentale sous le coup du récit dominant concernant notre animalité. Pour un être humain moderne du premier monde ou monde sur-privilégié, l’expérience humiliante que représente le fait de devenir de la nourriture pour un autre animal est désormais radicalement étrangère, et relève presque de l’impensable. De fait, notre récit dominant – qui soutient que les humains, faits d’esprit, sont différents de et supérieurs à toutes les autres créatures – nous a encouragés à exclure de nos vies tout animal désagréable, gênant ou dangereux pour l’humain. Nos prédateurs ont été particulièrement visés. Ainsi, et en l’absence d’une expérience plus globale de la prédation, nous en sommes venus à considérer cette dernière comme une pratique que nous infligeons aux autres, les inférieurs, mais qui ne nous est jamais infligée. Nous en sommes toujours les vainqueurs et jamais les victimes, nous connaissons le triomphe mais pas la tragédie, nous faisons l’expérience de notre identité véritable en tant qu’esprits, et non en tant que corps. Ce faisant, nous intensifions et renforçons l’illusion de notre supériorité et de notre isolement. Et dans la mesure où nous avons largement expurgé notre quotidien de la possibilité d’être corrigés, les expériences susceptibles de dissiper l’illusion se font de plus en plus rares.

Après mûre réflexion, je finis par prendre conscience que lors de mon moment de vérité, j’avais été sujette à une illusion sur la mort et sur ma place dans le monde en tant qu’être humain comparable à celle qui me saisirait plus tard sur la Peel River. Confrontée à la perspective d’être dévorée, la compréhension que j’avais de mon identité s’était complètement détraquée, au même titre que ma perception du cours de la Peel River. Sur cette dernière, il m’avait semblé pénétrer un univers parallèle dans lequel les fleuves descendent le flanc des montagnes aussi tranquillement qu’ils dessinent leurs méandres à travers les plaines. À travers l’œil du crocodile, j’avais plongé dans ce qui ressemblait aussi à un univers parallèle, régi par des règles toutes autres que celles ayant cours dans « l’univers normal ». Ce territoire-là, rude et étranger, était l’univers héraclitéen dans lequel tout fluctue, dans lequel nous vivons la mort des autres et mourrons leur vie : l’univers figuré sous les traits de la chaîne alimentaire. Dans cet univers parallèle, je m’étais soudain métamorphosée en un petit animal comestible dont la mort n’a pas plus d’importance que celle d’une souris. Et au moment où je me mis à me considérer comme un gibier, je me rendis compte encore avec stupéfaction que j’habitais un monde sinistre, implacable et déplorable qui ne ferait pas d’exception en ma faveur, aussi intelligente puissé-je être, car comme tous les vivants j’étais faite de viande – j’étais pour un autre être une denrée nutritive. (…)

***

Ces événements me fournirent matière à réflexion longtemps encore après mon rétablissement, et me léguèrent, outre un fort sentiment d’incomplétude, bien des énigmes intellectuelles touchant à la nourriture et à la mort. Pourquoi étais-je incapable de m’envisager en tant que denrée alimentaire – pourquoi cela semblait-il si déplacé ? Dans quel sens l’était-ce ? Pourquoi être de la nourriture constituait-il un tel choc ? De quel genre de choc s’agissait-il ? Pourquoi avais-je entrepris une excursion si dangereuse sans en percevoir le danger ? Pourquoi ne m’étais-je pas sentie menacée par ce type de dangers en pareil lieu ? Comment avais-je pu, moi qui critiquais depuis tant d’années l’anthropocentrisme, être la proie de tant d’illusions concernant l’exceptionnalité humaine ? Fallait-il mettre en cause une confusion d’ordre personnel ou la profondeur avec laquelle le sentiment de la supériorité et de la distinction humaines irrigue la culture dominante ? Les deux peut-être ? Ce sont certaines de ces questions que j’aimerais régler ici.

Pendant des milliers d’années, religions et philosophies occidentales nous ont appris que l’être humain était séparé des autres animaux et du reste de la nature, que seul il avait été fait à l’image de Dieu. Croire qu’une autre espèce que l’espèce humaine pouvait être sauvée ou aller au paradis, un lieu sacré et parfait exclusivement réservé aux humains, constituait une hérésie. Dieu est transcendant et immatériel, extérieur au monde naturel, et n’existe que pour nous. Nous investissons encore énormément l’idée que pareil statut nous échoit. Malgré ce que Darwin nous a appris, notre culture a lamentablement échoué à prendre en considération l’inclusion de l’humain dans l’ordre naturel et animal – et cet échec est l’un des facteurs majeurs de la crise écologique. La nouvelle que Darwin nous a apportée – celle de notre évolution à partir d’autres animaux dont nous descendons – n’a rien d’anodin pour une culture qui situe l’identité humaine hors et par opposition au monde terrestre, dans un univers désincarné au-delà de la matière elle-même.

Le savoir darwinien a été accepté en certains lieux, après une longue lutte, mais il n’a été incorporé qu’à un niveau très superficiel, principalement intellectuel. Il n’a pas pénétré les autres couches de notre conscience et semble encore en porte-à-faux avec les strates les plus profondes de notre culture. Dans son ensemble, la culture dominante renâcle encore à embrasser cette vision et parfois, elle la rejette explicitement. Même sur le plan intellectuel, toutes sortes d’esquives servent à éluder sa portée égalitaire. Ainsi la doctrine papale affirmait-elle jusqu’à récemment que s’il était possible que nos corps aient évolué par descendance animale, ce n’était pas le cas du fondement réel de notre humanité, à savoir nos esprits – formés par Dieu et résolument incomparables à ceux des animaux. Nous demeurons des êtres spéciaux en tant que nous sommes les véritables propriétaires de ce monde, le pinacle de l’évolution, l’espèce ultime pour laquelle tout a été créé et à laquelle tout aboutit.

Dans cette façon de voir le monde, accepter la figure d’une animalité consciente devient une tâche ardue. Et pour cause, notre culture en a fait une pénible contradiction : une identité céleste enclose dans un corps de chair putrescible, de la chair pensante, raisonnante, chantante, de la chair qui connaît sa propre vulnérabilité. Être de la nourriture, en revanche, c’est se confronter brutalement à la réalité de l’incarnation [embodiment], à notre appartenance au règne animal en tant que denrée alimentaire, en tant que corps, et à notre affiliation avec ceux que nous mangeons. C’est faire face au fait que nous faisons partie du festin plutôt que d’en être de simples spectateurs, tel l’œil désincarné qui filmerait le banquet d’un autre. Nous sommes le festin. C’est une expérience extrêmement dérangeante, et qui force l’humilité. (…)

Je considère le dualisme homme/nature comme un échec de ma culture, de mon époque et de mon histoire. Le dualisme homme/nature est le produit d’une culture occidentale millénaire qui situe l’essence humaine dans l’ordre distinct de la raison, de l’esprit ou de la conscience ; ordre qu’elle sépare radicalement d’un autre qui lui est jugé inférieur et qui comprend le corps, l’animal et le pré-humain. Des sous-exemplaires de l’humanité – tel que les femmes, les esclaves et ces Autres appartenant à des ethnies différentes que l’on appelle « barbares » – relèvent de cette sphère inférieure à un degré plus avancé dans la mesure où on suppose qu’ils sont dotés de moins de raison, mais davantage marqués par des éléments « animaux » comme la corporéité et l’émotivité. Le dualisme homme/nature considère non seulement que l’être humain est supérieur au non-humain, mais encore qu’il diffère de ce dernier par essence. La sphère inférieure n’existe alors qu’en tant que ressource pour l’ordre humain supérieur. Pareille idéologie a servi la culture occidentale en ce qu’elle lui a permis d’exploiter la nature sans contraintes, mais elle a aussi suscité de dangereuses illusions en escamotant l’intégration de l’humain au monde naturel et sa dépendance envers lui. Ce fait est manifeste dans le déni que nous opposons à notre inclusion dans la chaîne alimentaire, ainsi que dans la façon dont nous réagissons à la crise écologique.

Le dualisme homme/nature est une distinction à double tranchant, qui brûle pour ainsi dire par les deux bouts le lien reliant l’humain au non-humain. En effet, là où l’essence humaine apparaît désincarnée, désincarcérée et discontinue du reste de la nature, la nature et les animaux sont perçus comme des corps sans esprit, exclus des champs de l’éthique et de la culture. Nous découvrir à nouveau comme des corps pris dans des réseaux écologiques, similaires aux autres animaux plutôt que supérieurs à eux, est un défi majeur pour la culture occidentale au même titre que le fait de reconnaître chez les animaux et dans le monde non-humain l’esprit et la culture qui s’y trouvent. De la double face du dualisme homme/nature surgit deux tâches qu’il faut désormais mener à bien : reformuler la vie humaine en termes écologiques, et reformuler la vie non-humaine en termes éthiques. (…)

***

L’œil du crocodile – du crocodile estuarien géant du nord de l’Australie – est pailleté d’or, reptilien, magnifique. Il a trois paupières. Il semble vous soupeser froidement, comme si vous ne l’impressionniez pas et qu’il avait pris la mesure de votre être. Toutefois, une étincelle étonnamment intense peut l’illuminer si vous parvenez à susciter son intérêt. Ce fut l’erreur que je commis en ce jour de de février 1985, en pagayant à bord de mon canoë sur les eaux stagnantes.

Depuis, j’ai compris que l’œil du crocodile – de même que la voix de sa proie tant il est vrai que l’un et l’autre ne peuvent être compris séparément – est aussi un lieu depuis lequel parler, depuis lequel penser. Une position dont j’ai découvert la vertu édifiante pour l’entreprise consistant à élaborer une philosophie susceptible de célébrer dans la joie le monde dans lequel nous vivons, tout en éclairant les relations que nous entretenons actuellement avec la biosphère.

Or ce point de vue ne cesse d’être anéanti, expulsé du monde. Pour entendre cette voix, il nous faut nous considérer en termes écologiques, en termes évolutionnaires. La perspective du crocodile est celle d’un œil ancien, un œil évaluateur et critique susceptible de jauger la teneur de la vie humaine et d’en révéler les déficiences. La voix des crocodiles vient d’un lointain passé, couvrant un laps de temps qui a vu naître et s’éteindre de nombreuses espèces. C’est une voix que nous avons besoin d’entendre, mais que nos fêtes assourdissantes et notre auto-satisfaction criarde étouffent de plus en plus. Le fracas des guerres humaines, surtout, la rend imperceptible.(…)

En cette seconde où la certitude amère que ma fin était venue envahit ma conscience, j’aperçus pour la première fois le monde « depuis l’extérieur », hors l’enceinte du grand récit autocentré dans laquelle toutes les phrases comment par « je ». (…) Le crocodile se tient éloigné des humains et les juge sans peur, amenuisant le sens de leur vie. Le crocodile est l’intercesseur d’une perception critique qui diminue l’humain, démolit les prétentions que nous avons à être une espèce supérieure, située au-dessus de la mêlée de la chaîne alimentaire. Son point de vue nous dépeint au contraire comme un simple animal, un type particulier de nourriture : une nourriture prétentieuse. Or cette perspective essentielle, cette position énonciative, est de moins en moins figurée dans notre culture, et n’intègre que très rarement les représentations cultuelles. (…)

Pourtant, les humains sont bel et bien de la nourriture : nourriture pour les requins, les lions, les tigres, les ours et les crocodiles ; nourriture pour les corbeaux, les serpents, les vautours, les cochons, les rats et les goannas ; ainsi que pour toute une variété de plus petites créatures et de micro-organismes. Un animalisme écologique devrait reconnaître cet état de fait et promouvoir des principes soulignant le mutualisme, l’égalité et la réciprocité existant entre humains et autres animaux dans la chaîne alimentaire.

Toutes les créatures sont de la nourriture, et aussi bien plus que de la nourriture. Une bonne vie humaine serait celle dans laquelle nous assurerions notre subsistance en reconnaissant ce qui nous lie à ceux dont nous nous repaissons, sans oublier que tout un chacun est aussi davantage que de la nourriture et en acceptant d’être à notre tour de la nourriture pour d’autres. Réviser la conception que nous avons de nous-mêmes en termes plus écologiques comporte de nombreuses implications. Toutefois, l’une des plus importantes est de commencer par envisager l’utilité que nous pouvons revêtir pour les autres éléments présents dans nos écosystèmes, au même titre que les autres composants de ces derniers. L’une des façons les plus simples de parvenir à cela est de se mettre humblement à considérer que pour autrui, nous sommes de la nourriture.

Changeons donc complètement notre conception de la nourriture. Se concevoir sous les traits d’une nourriture utile pour d’autres, et se comporter comme tel, est le moyen le plus simple que nous ayons à notre disposition pour ressaisir nos identités en termes écologiques, et pour affirmer la solidarité qui nous lie aux autres animaux contre la croyance culturelle majoritaire qui nous situe à part : des humains trop bien pour être mangés. Or nous sommes faits pour les autres. Ce qui ne signifie pas que nous sommes à leur disposition afin qu’ils nous colonisent et nous déciment comme nous les avons colonisés et décimés. Il s’agit simplement de ré-envisager notre place dans le monde sous un jour plus égalitaire.

Ma réticence à me considérer comme de la nourriture, ma croyance en l’exceptionnalité de l’humain, ce mangeur jamais mangé ou bien, le cas échéant, ne l’étant qu’au prix d’une terrible erreur : ces éléments composent le récit dominant que nous nous racontons à propos de l’identité humaine, l’histoire d’une hyper-séparation d’avec la nature. Il s’agit d’une très vieille et très puissante histoire, à laquelle la façon dont notre culture considère le problème de la mort est également liée.

En effet, le déni que nous opposons au fait que nous sommes de la nourriture pour autrui transparaît dans de nombreux aspects de nos pratiques funéraires. En effet le cercueil solide, traditionnellement enterré bien au-dessous de la strate dans laquelle la faune tellurique s’active, ainsi que la dalle posée sur la tombe pour éviter que quiconque ne déterre le cadavre, empêchent le corps humain occidental (du moins si ce dernier est suffisamment riche) de devenir de la nourriture pour les autres espèces. La sacralisation équivaut ici à un processus d’auto-préservation jalouse par lequel nous garantissons notre séparation, en refusant ne serait-ce que de nous concevoir en termes comestibles, rechignant même à rendre un petit quelque chose aux vers et à la terre qui nous a nourris.

La tradition veut qu’au moment du trépas, ce qui fait l’essence de l’humain s’échappe vers un royaume désincarné et ultra-mondain plutôt que de rester pour nourrir ces autres créatures terrestres qui nous ont elles-mêmes auparavant repus. Pareil concept de l’identité humaine situe les êtres humains hors et au-dessus d’une chaîne alimentaire à laquelle ils ne participent pas en tant que partie intégrante du festin, prise dans des liens de réciprocité, mais en tant que maîtres et manipulateurs extérieurs et distants. La mort devient un moment durant lequel l’humain affirme sa séparation et sa domination, trouve son salut individuel, plutôt que le temps d’un partage permettant de nourrir une communauté biotique. Être, pour autrui, de la nourriture, ébranle l’idée que nous nous faisons de la domination humaine. En tant que mangeurs jamais susceptibles d’être mangés à leur tour par ceux que nous mangeons, et en tant que nous ne parvenons pas même à nous concevoir en termes comestibles, nous prenons sans donner. Cet arrangement à sens unique est justifié par la perspective occidentale traditionnelle selon laquelle le droit de l’humain à exploiter les autres créatures terrestres est légitimé par une échelle de méritocratie rationnelle dont nous occupons le degré apical. Cannibalisme mis à part, les humains ne sauraient être seulement conceptualisés comme des êtres mangeables par d’autres humains, moins encore par d’autres espèces.

Or je propose précisément de considérer cet imaginaire de la nourriture et de la mort avec lequel nous avons perdu contact comme une des pierres de touche permettant de ré-imaginer notre identité en termes écologiques, en tant que membres d’une communauté terrestre élargie et radicalement égalitaire, se soutenant et s’alimentant réciproquement. Quand nous avons perdu cette perspective, nous avons perdu avec elle des formes de savoir invitant à l’humilité mais néanmoins essentielles à propos de nous-mêmes et du monde. Nous pouvons apprendre à rechercher du réconfort et de la pérennité, du sens et de l’espoir dans le contexte de cette communauté terrestre. Nous pouvons l’investir pour défaire le cadre culturel hiérarchique et exceptionnaliste qui réduit si souvent à néant les efforts que nous faisons pour nous adapter à la planète. Cette tâche implique de réinventer nos identités par le biais d’exercices pratiques d’humilité et de retenue, et non pas en se contentant de proférer des concepts unitaires abstraits et nébuleux.

Notes

  1. NdT : dans la mythologie aborigène, l’Homme-Foudre (Namarrgon ou Mamaragan) est une divinité ayant le pouvoir d’embraser le ciel, considérée comme responsable des tempêtes en Terre d’Arhnem.[]