Traduit par Jedediah Sklower, Maxime Chédin et relu par Frédéric Neyrat1.
Après avoir légué au monde les concepts de gauche et de droite, la France semble désormais engagée dans une situation qui pourrait faire éclater cette vieille grille de lecture politique. Pour filer une métaphore géométrique, on pourrait dire que les positions s’ordonnent en un triangle isocèle. Ayant achevé sa conversion au nationalisme, la droite, radicalisée, s’en remet au mieux au Rassemblement national. Quant à la gauche, amputée d’un Parti socialiste gangréné par la Pasokification, il n’en reste par défaut… qu’une gauche plus à gauche. Condamnées à s’opposer à un centre technocratique unique, ces deux forces se muent en alliés objectifs. De fait, les nationalistes et ceux qui se réclament encore du communisme et de l’anarchisme s’opposent à un ennemi commun. Mais une fois sortis de l’hémicycle et dans la rue, ils se sautent à la gorge à la première occasion, laissant Macron – le sommet du triangle – intact. Cette répartition triangulaire dramatique permet de comprendre pourquoi le soulèvement des Gilets jaunes a été si chaotique et – de loin, en tout cas – si difficile à déchiffrer. De fait, un grand nombre de participants au mouvement se déclarent apolitiques, vivent des formes de régression sociale au beau milieu du triangle, et sont résolument sourds aux sirènes des partis, quelle qu’en soit la couleur. Mais alors une question se pose : si ce qui se joue ici n’est qu’affaire de prix des carburants et de pouvoir d’achat, pourquoi donc y a-t-il des bagarres entre fascistes et antifascistes? Chaque position doit se battre à la fois contre les deux autres sommets du triangle, dans des guerres de position et – côté mouvement – dans des combats de rue. Et c’est là encore un schéma trop simple. La sagesse exige que je laisse la description du bariolage des forces sociales du soulèvement à ceux qui en ont une expérience plus directe.
Les formes du mouvement et les événements qui l’émaillent nous déroutent tout autant que la complexité du champ et de ses acteurs. Le collectif parisien Plateforme d’Enquêtes Militantes écrit : « Un champ de bataille : voilà comment qualifier le mouvement qui hante la France depuis quelques semaines, tant il est traversé par une composition sociale et par des thématiques politiques, de la fiscalité au pouvoir d’achat, qui brisent nos grilles de lecture classiques. » Pourtant, certaines grilles d’analyse existent, qui nous permettent d’y voir plus clair.
Interrompre la circulation, garantir la subsistance
Car les choses ne sont en vérité pas si confuses : en matière d’émeute, le mouvement des Gilets jaunes est un cas d’école. Rappelons quelques évidences : dans un mouvement social, on trouve des revendications sociales, des travailleurs qui jouent leur rôle de travailleurs en luttant pour déterminer la rémunération et les conditions de leur travail ; l’action s’y déroule dans un contexte de production – la fourniture de biens et de services, la création de valeur. L’émeute classique, telle qu’elle s’est développée en Europe à partir du Moyen-Âge et au début de l’époque moderne, peut être caractérisée de la façon suivante :
- C’est une forme d’action collective où on lutte pour déterminer le prix des biens marchands ;
- Ses participants n’ont pas forcément d’autres affinités que leur commune dépossession ;
- Ayant pour enjeu la consommation, elle interrompt la circulation commerciale.
À partir du 14e siècle et jusqu’à la fin du 18e siècle, il s’agissait d’ordinaire de la mobilisation d’une communauté contre un boulanger, ou plus souvent un marchand de grains. On exigeait qu’ils vendent leurs biens sur le marché local et à des prix raisonnables. La lutte avait lieu sur le marché, et son objet était le coût de la reproduction de la force de travail. Il paraît assez évident que le mouvement des Gilets jaunes suit ce protocole presque à la lettre. Non pas en ce qu’il serait violent, désorganisé et dérogerait ainsi aux bienséances publiques – manière toute bourgeoise de définir l’émeute –, mais parce que ce qui l’a déclenché et ce qui continue à le nourrir, c’est la revendication suivante : qu’un bien de subsistance soit vendu moins cher afin que la classe prolétaire puisse continuer à reproduire ses conditions matérielles d’existence. C’est le symptôme d’une rupture de contrat entre les classes sociales. C’est le grand retour des révoltes frumentaires.
Sauf que cela a mené à une impasse. Les émeutes liées au coût du transport sont caractéristiques de notre époque, de la suppression des subventions aux carburants qui ont provoqué des émeutes nationales à Haïti aux nombreuses manifestations contre le « gasolinazo » au Mexique et ailleurs, en passant par le feu insurrectionnel déchaîné par l’augmentation des tarifs des transports publics au Brésil. Dès l’instant où le transport devient un bien de subsistance, son coût devient le lieu d’une contestation. Le thème a surgi partout, comme une obsession. Sur une route près de Toulouse, un gilet jaune parle de « manifs des ronds-points ». Les protestataires s’y réunissent pour bloquer le trafic. Ailleurs, ils s’en prennent aux péages, aux constructeurs automobiles – à tout ce qui incarne la circulation.
Mais c’est en un sens plus profond qu’un simple blocage des transports que l’émeute est une « lutte pour la circulation ». À ce point extrême de croissance industrielle et manufacturière où sont parvenus les pays occidentaux surdéveloppés, la montée des luttes concernant la circulation révèle la faiblesse des mouvements sociaux traditionnels ainsi que la restructuration des classes sociales et du capital à l’échelle nationale et internationale. Au sens formel, la « circulation » renvoie à un ensemble de phénomènes qui se trouvent mis en relation : le marché, ou plus généralement l’arène sociale dans laquelle ont lieu le transfert de la propriété et la consommation de biens et de services ; le mouvement réel des marchandises de la production à la consommation, via le marché ; et tout type de travail qui fait circuler ces marchandises, et qui par conséquent en concrétise la valeur.
La lutte au sein de la circulation englobe le combat de ceux que l’on évince progressivement de la production tandis que celle-ci ralentit et que le capital, à la recherche de nouvelles sources de profit, se précipite sur des stratégies de plus en plus centrées sur ce que Marx appelait « la sphère bruyante de la circulation ». Les personnages de ce compte-rendu journalistique sont assez révélateurs. Sans surprise, tout commence non pas sur un lieu de travail, mais sur un marché, une ville éloignée de Paris, avec son rond-point et son contingent de gilets jaunes. Parmi ceux-ci, un monteur de lignes au chômage, une infirmière de nuit, un poseur de moquette indépendant, un transporteur de ciment. C’est un certain paysage social qui se dessine ici : les vestiges du bâtiment, les impasses du secteur tertiaire, les précaires et les rejetés. Certains travaillent, d’autres non – le problème n’est pas là ; s’il y en a un, c’est plutôt qu’il est difficile d’imaginer le front social qui pourrait unir des figures aussi disparates à l’échelle d’une région ou d’une nation. Pourtant, c’est bien le coût de la vie qui est en train de les ruiner tous. Tout est affaire de fixation des prix.
Antagonisme et convergence des luttes
Mais il nous faut également penser ce que cet article laisse de côté. Débuter l’histoire dans la France profonde, situer les racines du mouvement dans la province supposément blanche, par contraste avec les élites arrogantes de la métropole, c’est faire allusion, tout en l’éludant, à la question de l’influence et de la place accordées par ce mouvement prétendument acéphale aux nationalistes hostiles aux populations immigrées qui vivent en banlieue autour des grandes villes. Ce phénomène apparaît assez clairement dans une liste de revendications bien relayée et offre un boulevard au parti de Le Pen en vue des élections de 2022, pour peu que le gouvernement actuel tienne jusque-là. L’appel au départ de Macron est en effet devenu l’un des cris de ralliement du mouvement, la version française de « le peuple veut la chute du régime ! » On connaît trop bien l’issue catastrophique de telles décapitations spectaculaires : au mieux une simple démonstration de force au résultat insignifiant (un jeu de chaises musicales), au pire une aubaine pour un dictateur en herbe.
La quête du vrai sujet d’une insurrection est toujours aveugle aux bigarrures qui composent la foule. Les citadins et les banlieusards ont fait partie du mouvement dès son lancement. Surtout, les périphéries françaises ne sont pas marquées par un populisme uniforme obsédé par le pouvoir d’achat, mais il est vrai que ce dernier peut rassembler des acteurs aux soucis par ailleurs disparates. Les gens rejoignent le mouvement sans objectifs clairs, ou bien à partir d’une intuition hésitante, et c’est le cours des événements qui les forme. La signification d’une émeute, d’un mouvement, d’un soulèvement, ne se réduit jamais à son élément déclencheur. Dès le début, il y a eu une lutte au sein de la lutte, un combat pour sa direction : c’est toujours de telles rencontres que naissent des possibilités révolutionnaires. Si nous sommes habitués aux mouvements des rues qui dérivent à droite – le Brésil en est un exemple désastreux – les Gilets jaunes semblent parfois avoir renversé la tendance, notamment dans la mesure où les appels hebdomadaires à se rassembler les samedis ont urbanisé le mouvement et élargi sa base prolétaire, en incluant des acteurs tels que le Comité Adama. Le Comité Vérité et Justice pour Adama Traoré s’est constitué après la mort d’Adama Traoré dans le nord de Paris alors qu’il était en garde à vue. L’événement déclencha des émeutes de nature (mais pas d’étendue) identique aux trois semaines d’émeutes qui, en 2005, se propagèrent à partir de Clichy-sous-Bois pour encercler Paris, avant d’atteindre des banlieues partout en France et au-delà.
L’« émeute raciale » (pour utiliser une expression anglophone impropre – « race riot ») ou l’« émeute des banlieues » initiée par la violence d’État contre les communautés subalternes – en Europe, il s’agit toujours de communautés immigrées –, apparaît d’emblée comme l’opposé du soulèvement des Gilets jaunes. Ce sont les deux faces de la lutte au sein de la circulation : d’un côté, les émeutes de ceux qui sont exclus du salariat, de l’autre les émeutes de ceux dont les salaires ne suffisent plus pour acheter le strict nécessaire – phénomènes jumeaux liés à la stagnation et au déclin de la production, quand le salaire et la discipline salariale n’assurent plus la stabilité de la situation politico-économique. Comme deux opposés qui néanmoins ne peuvent se passer l’un de l’autre, ces deux types d’émeutes n’ont de cesse de se croiser. Pour faire le bilan du présent, on aurait tout à gagner à penser les rapports entre ces deux luttes au sein de la circulation.
Le péril du nationalisme vert
Quel que soit leur élément déclencheur, ces deux émeutes soulèvent inévitablement les questions de l’immigration, des frontières, du nationalisme économique, etc. Il s’agit là d’un corollaire des luttes de circulation : le déclin de la production et la recomposition de la structure sociale qu’elles signalent se heurtent et se mêlent à la xénophobie, qui finit ainsi sur le devant de la scène. Une politique de gauche qui se respecte se doit d’être fondamentalement et d’emblée antiraciste.
Il est tout aussi évident que les mouvements sociaux doivent de plus en plus prendre position par rapport à la catastrophe écologique. L’une des nouveautés du conflit des Gilets jaunes tient au fait que l’État a brandi ce problème pour faire porter à ses sujets le coût social de la reproduction. La prédiction est certes sombre, elle n’en est pas moins crédible : il se pourrait bien que, dans les nations surdéveloppées, l’écologie devienne un instrument étatique au service de projets austéritaires. En cela, penser que l’opposition à la nouvelle taxe soit anti-écologique, c’est faire fausse route. On ne saurait permettre à l’État d’instrumentaliser l’« écologie » tant qu’il demeurera – comme Marx l’avait analysé – le simple comité de coordination du capital. Arracher cet instrument à l’État et se l’approprier, voilà la première chose à accomplir pour la gauche.
C’est ici que nous découvrons la puissance du symbole du gilet jaune. Une obligation de l’État au nom de la sécurité, ses porteurs la retournent en un avertissement sur les dangers de l’État. Allégoriquement, le gilet pose une question éminemment écologique : qui sera en charge d’assurer notre sécurité et notre survie, l’État ou le peuple ? Ce renversement spectaculaire souligne d’autant plus brillamment à quel point l’évolution de la situation est ironique : le mouvement, qui est constitué nous dit-on de millions d’automobilistes furibonds, s’est adonné à une activité ô combien française – brûler des voitures, comme pour avouer une forme de complicité avec l’émeute de banlieue. Quelle meilleure façon de se montrer sensible à l’écologie ?
Peut-être est-il utile de voir dans les événements liés aux Gilets jaunes une proto-émeute climatique, de la même manière que l’on comprend bien des migrations contemporaines comme résultant de la pression de l’effondrement climatique. Ces deux problématiques – la circulation mondiale de populations et la crise écologique – ne fourniront pas seulement à l’État des occasions de renforcer son pouvoir, mais vont très certainement converger, dans les dix prochaines années, pour se fondre en une sorte de « nationalisme vert » mêlant un discours de préservation des ressources et des mesures prétendument humanitaires à l’encontre des réfugiés climatiques. Aucune position universaliste ne saurait s’accommoder de cette tendance, ni abandonner la lutte pour l’ouverture des frontières et pour la souveraineté locale ou communale en matière écologique.
L’unité du politique et de l’économique
Cela fait tout juste dix ans qu’Alexi Grigoropoulos a été assassiné par la police grecque, un événement qui déclencha des émeutes de grande ampleur. S’il nous fallait trouver un catalyseur du cycle actuel de luttes au sein de la circulation, c’est peut-être en cet événement qu’on pourrait le trouver – et son contexte, à savoir la crise économique mondiale, le chômage de masse qui l’accompagne, qui ont particulièrement frappé la Grèce, qui bénéficiait de surcroît d’une tradition bien ancrée et dynamique de conflictualité sociale. On ne peut qu’admirer l’ardeur de ces luttes et, si l’on a la chance de jouir d’un peu de distance analytique, qu’être frustré par le caractère répétitif des accrochages avec la police, des prises d’assaut du parlement. La faiblesse de l’émeute déclenchée par la violence étatique tient au fait qu’elle finit souvent par s’y empêtrer. Trop fréquemment, des transformations purement symboliques de l’appareil d’État parviennent à la juguler : on fait démissionner un haut-fonctionnaire, on réunit une commission d’experts, et ainsi de suite.
L’émeute contre la vie chère tient sa force de ce qu’elle s’attaque directement à l’économie. C’est en même temps sa faiblesse, comme le démontre le mouvement des Gilets jaunes, qui offre de la place à toutes sortes d’idéologies inacceptables, en l’absence des anticorps qu’apporte l’émeute des banlieues, l’antiracisme explicite et l’abolitionnisme implicite. Il ouvre trop facilement la voie à une nostalgie revancharde du compromis social des Trente Glorieuses, et donc également à toutes les exclusions sur lesquelles celui-ci était fondé. C’est cette période et ses exclusions qui sont signifiées lorsque les foules entonnent une « Marseillaise », et non pas 1792.
Mais si la montée des luttes au sein de la circulation nous dit une chose, c’est que ce moment ne reviendra pas, ni pour la gauche, ni pour les nationalistes. Pour l’instant, il sera intéressant de découvrir combien de temps il aura fallu pour que les revendications simplement économiques à l’origine du mouvement s’emballent et engendrent une crise politique. « L’économie », dans son abstraction contemporaine, doit en vérité être représentée par l’État. On peut piller les Champs-Élysées de la Concorde à l’Étoile – ce grand geste de fixation des prix, qui les réduit à zéro –, mais tout le monde comprend que la résidence de Macron, c’est le palais d’hiver de l’argent. Pourtant, les gens ne veulent pas dialoguer avec lui, et c’est là une autre des grandes forces du mouvement. On peut gâcher son temps à disséquer les symboles et les pancartes des manifestants, mais si les Gilets jaunes ont remporté des victoires, ce n’est pas grâce à un quelconque génie communicationnel, c’est par des interventions directes puissantes, du blocage de routes au siège de l’Arc de Triomphe, ce rond-point en plein cœur des choses. Voilà qui marque le caractère particulier de cette conjoncture, désormais bien documentée : « Les luttes qui auparavant pouvaient être tempérées par de petites concessions du pouvoir (la stratégie de l’État en temps prospères), découvrent maintenant qu’elles requièrent une force insurrectionnelle. » C’est ce que nous dit la fragilité de la CGT, le syndicat français jadis puissant, dont l’importance demeure relativement grande, mais qui fut à la fois rétif et incapable de saisir l’urgence du moment. Son ralliement au mouvement des Gilets jaunes arriva trop tard et sonna comme un soupir de moribond.
C’est peut-être fini. Ils ont atteint leur but initial. Mais surtout, les gilets jaunes ont commencé à redécouvrir l’unité du politique et de l’économique, cette vérité sous-jacente de l’existence sociale que le fétiche bourgeois cherche à cacher. Les partis électoralistes tenteront de canaliser les énergies qui persistent au-delà de la mobilisation. Il y a de bonnes raisons de craindre le déclin comme la récupération. Les leçons que toute gauche digne de ce nom doit en tirer semblent néanmoins assez évidentes, et dessinent un programme d’action assez clair pour le futur immédiat.
Notes
- Une première traduction de ce texte a été publiée sur le site Agitation Autonome: https://agitationautonome.com/2018/12/11/les-emeutes-des-ronds-points/ Nous remercions l’auteur et le site https://www.versobooks.com de nous avoir autorisés à proposer cette nouvelle traduction.[↩]