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À propos de Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Zones, La Découverte, Paris, 2017.

Jean-Baptiste Vidalou a écrit un livre inspiré par une expérience personnelle vécue dans le parc naturel des Cévennes. Son choix de vivre dans une forêt de châtaigniers, d’y expérimenter une autonomie, s’est conjugué avec la lutte contre le projet de centrale biomasse à Gardanne dans les Bouches du Rhône. En 2011, l’industriel allemand EON, qui se voulait pionnier de la transition énergétique, a proposé en effet, moyennant des aides publiques importantes, de convertir sa centrale au charbon de Gardanne en centrale biomasse. Un Grand Projet avec un objectif de production conduisant à brûler 855 000 tonnes de bois par an. La filiale d’Eon, Uniper, devenue depuis entreprise privée autonome, a été chargée de son élaboration en partenariat avec l’établissement public Parc National des Cévennes engagé au nom une « opportunité majeure de valorisation économique du territoire ». L’annonce de la fermeture des centrales à charbon d’ici 2022 et l’annulation de l’autorisation d’une nouvelle tranche d’exploitation de la biomasse par le tribunal administratif en juin 2017 ont gelé le projet pour un temps.

La forêt cévenole est menacée car elle se trouve dans le périmètre des ressources à exploiter, comme est sacrifiée une économie locale vouée à être broyée dans ce méga-projet centralisé. Sur ce territoire, les résistances n’ont pas été effacées, notamment celles des Camisards, protestants cévenols soulevés au début du XVIIIème siècle contre les persécutions religieuses, ou plus tard celles des maquis antifascistes. Ces luttes ont nourri un imaginaire ancré dans la géographie des lieux, dans les murs de pierre sèche qui sillonnent cette terre et la ménagent.

Forêts gouvernées, forêts en lutte

Jean-Baptiste Vidalou a conçu de cette expérience une enquête et une réflexion philosophique et historique, à la fois sur les forêts et sur « l’aménagement » du territoire. Vidalou, ce nom d’emprunt, est celui du berger ariégeois Jean Vidalou, rendu célèbre en Ariège pendant la guerre des Demoiselles dans les années 1830. Un nouveau code forestier, visant à rationaliser l’usage des forêts pour l’industrie et à supprimer les pratiques des communs, avait provoqué un soulèvement contre les gardes forestiers et les maîtres des Forges, unis pour imposer le prélèvement du bois destiné à alimenter l’industrie en charbon de bois. Le passé est bien vivant.

Au fil des pages, Jean-Baptiste Vidalou nous fait partager sa vision des forêts. Il précise, pour se démarquer de toute tentation d’en faire les nouveaux sujets ou les nouveaux théâtres de la résistance à la modernité industrielle, qu’elles ne sont pas en elles mêmes des territoires d’exception, des lieux à mythifier ou essentialiser. Elles restent pourtant, malgré les aménagements successifs et les colonisations subies, un extérieur à la civilisation occidentale, extérieur poreux et aux limites imprécises : « Car la forêt, précisément, n’est pas un espace situé dans un ailleurs improbable du monde, mais bien dans un rapport singulier qui surgit au cœur du monde, entre les êtres, entre les règnes » (p..140). Alors que la civilisation occidentale s’est construite sur les cendres des forêts, qu’elle s’est attachée à combattre l’obscur en faisant entrer la lumière là où les arbres maintiennent l’ombre, elles demeurent des figures de l’ingouvernable. En elles, nous pouvons encore respirer des attachements, une présence, un sentiment d’appartenance à la Terre, une vitalité foisonnante, au lieu du détachement et d’une vie hors sol gouvernée, réduite et contrôlée. Elles n’offrent pas un environnement mais un habitat où « s’enraciner mais aussi surgir. Se déployer. Quelque chose comme une verticalité inédite » (p. 12). Des lieux de bricolage et d’ancrage, des zones à défendre. Voire une aspiration métaphysique ? Bien loin de la forêt patrimoine, de la forêt puits de carbone et réserve de biosphère ou encore « espace » récréatif. La forêt est source de vie et non ressource.

« Il se passe quelque chose du côté de la forêt » écrit l’auteur, dans les Cévennes, à Bure, à Sivens, et partout dans le monde. Et ce « quelque chose » est la matière de sa réflexion. Malgré l’accélération de la déforestation et la transformation des forêts en capital naturel, malgré donc cette réduction par la destruction ou par l’administration « durable », il y a « toujours quelque chose qui résiste à la gestion généralisée » (p. 39) : « Les montagnes, les forêts, depuis toujours, semblent se dresser et offrir un abri à ceux qui ne veulent plus être gouvernés » (p. 40). Les forêts dessinent un rapport concret et sensible au monde, un imaginaire qui peut être vécu dans d’autres zones, y compris les plus inattendues. Peut-être même des ronds-points, des parking de supermarché et autres non-lieux ? De quoi ravir les terrestres qui cherchent à inventer « une géographie de la désertion » (p. 43).

Ce livre exprime une pensée faisant corps avec le monde, avec l’expérience directe, une pensée sensible étayée sur le récit d’une expérience singulière, celle d’une réappropriation des usages et des liens forestiers. Le titre en est aussi l’expression. Être forêts. J’y ai d’abord lu le refus du grand partage entre nature et culture, corps et esprit, humains et autres vivants. Refus aussi d’une « certaine figure hégémonique de l’humain » (p. 196) et d’humains radicalement séparés des autres êtres vivants. La guerre contre les forêts est une guerre contre nous. Au fil de la lecture du livre, j’y ai lu cependant bien plus qu’une aspiration à ressentir la présence concrète au monde.

Sous la plume de Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts exprime aussi, semble-t-il, une quête de fusion et d’intensité immédiate. J’y vois le risque de l’oubli de l’altérité radicale de la forêt et de la nature, de sa part sauvage, et la tentation finalement toute-puissante de s’en approprier symboliquement la force. Ainsi en vient-il à considérer que les Camisards ont pu résister aux forces royales, car « ils ne défendent pas la forêt, ils sont la forêt ». Ils ne pensent pas comme une montagne1, « ils sont la montagne ». Enracinés dans ces terres, ils étaient selon l’auteur une « puissance tellurique ». L’expression est belle. Elle est aussi troublante en ce qu’elle pourrait finalement exprimer une fascination pour la démesure, une nouvelle tentative de captation de la nature dans le monde des humains. Cette géographie cévenole a certes forgé des esprits résistants, elle les a abrités, cachés, mais la puissance des Camisards était avant tout constituée d’histoires de jeunes paysans et d’artisans, armés d’une foi religieuse exigeante et forts des soutiens de la population. Ils ont résisté à la force brute des armées royales avant d’être anéantis au pied de ces montagnes qui abriteront plus tard des maquisards.

Le travail d’enquête est mené en arpentant les chemins de la forêt cévenole, en l’éprouvant, en localisant le pouvoir et en cherchant « par où ça passe, comment ça circule, qui fait quoi ? » (p. 16). Ce pouvoir est matériel, il se définit par ses infrastructures. Jean-Baptiste Vidalou rejoint les analyses du Comité invisible : le pouvoir ne réside plus dans les institutions, il est logistique et se loge dans l’organisation matérielle et technologique. Il montre comment les forêts sont devenues des « infrastructures énergétiques », résultats de politiques faisant des territoires soit des ressources à gérer, contrôler, administrer, soumettre à l’extraction, soit des zones de loisirs et de ressourcement. Elles s’inscrivent dans une histoire longue.

À partir du XVIIème siècle, le pouvoir royal organise les forêts, il est relayé ensuite par le pouvoir étatique. Dans ce processus d’organisation et de rationalisation, le rôle des ingénieurs, civils et militaires, a été majeur. Cette volonté de rationalisation de l’espace fut d’autant plus forte pour cette région rebelle des Cévennes. Pour mater la rébellion, des routes d’accès dites « pénétrantes » furent construites. On reconnaît le langage viril et colonial qui s’est imposé à ce moment-là, comme le montre l’éco-féministe américaine Carolyn Merchant, précisément sollicitée dans cette réflexion.

Au XIXème siècle, le réseau routier fut relié au chemin de fer et agrandi pour assurer le « développement » de la terre cévenole en même temps que face au déboisement des montagnes et à l’érosion des sols, les ingénieurs-économistes saint-simoniens ont planifié un reboisement uniforme. Ils ont rencontré l’opposition des populations locales, expropriées des communs, des usages et techniques diverses et sophistiquées donnant vie à cette terre et parfaitement ignorées des ingénieurs-techniciens.

Au XXème siècle, « L’aménagement du territoire », préoccupation essentielle dans la France occupée pendant la seconde guerre mondiale, accélère le mouvement. Jean Baptiste Vidalou en fait une idéologie à la fois fasciste et progressiste. Il rappelle que le régime de Vichy a été administré par des technocrates, ingénieurs, techniciens, grands patrons d’industrie, « obnubilés moins par le retour à une souveraineté monarchique que par la maîtrise de l’industrie de masse, au même titre que l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste » (p. 61). Nombre de ces experts, formés à la planification économique et industrielle de ce régime, forts de leur « neutralité » technicienne pendant ces sombres années, n’ont pas eu à être jugés et ont pu poursuivre leur carrière et leur œuvre « d’aplanissement » du territoire dans la France d’après-guerre. Leur puissance technique et administrative aboutit au dessin d’un territoire unifié, mesurable, cartographié, calculable, économiquement rationnel. « Une surface plane » (p. 26) propre à être surveillée et gouvernée.

Pendant la période d’après la seconde guerre mondiale, se déploient l’idéologie économique, sa rationalité et sa techno-bureaucratie : rationalisation de l’espace, des droits de propriété, rationalisation de l’agriculture et de la sylviculture, rationalisation des déplacements, division du travail entre territoires. L’économie assure la mise en mesure du monde et fournit l’équivalent général de cette mesure. Comme elle cherchera également à assurer la comptabilisation du « vivant ». L’idéologie planiste et moderniste, alliée avec un courant conservateur et hygiéniste, s’est concrétisée dans la création du Parc Naturel des Cévennes, officialisé en 1970 et devenu dans la décennie suivante « Réserve de biosphère » et « Patrimoine mondial de l’humanité ». Autant de catégories qui, sous les bonnes intentions apparentes, abritent des visions et projets techno-gestionnaires.

La généalogie de l’aménagement du territoire, sa continuité depuis 1942 jusqu’à l’après-guerre, les conséquences de l’injonction moderniste et modernisatrice racontent aussi l’autre face des dites « Trente Glorieuses ». C’est toute la richesse de cette enquête.

Pouvoir logistique, institutions et « transitions »

Ce livre est foisonnant. Des questions restent en suspens. Concernant l’aménagement du territoire et les infrastructures énergétiques, l’analyse donne à penser que la fusion des pouvoirs en un « pouvoir infrastructurel », matériel et technique, est accomplie. Certes, dans le cas des Cévennes, le partenariat entre l’entreprise EON, premier partenaire pour l’installation de la centrale biomasse à Gardanne, et l’institution du Parc national des Cévennes accrédite cette affirmation. Il est vrai aussi que les politiques de conservation, incarnées notamment par les parcs régionaux, méthodiquement déconstruites dans le livre, relèvent d’une planification systémique. Cependant, sans sous-estimer l’éco-technocratie des parcs naturels régionaux, n’incarnent-ils pas aussi, dans certains cas, une protection institutionnelle ou un point d’appui contre les appétits d’aménagement de groupes industriels et financiers ?

« Par où passe le pouvoir ? » demande Jean-Baptiste Vidalou. Après les années de la DATAR et de l’aménagement volontariste du territoire dans la France gaullienne, les politiques néo-libérales ont abouti à une dérégulation sans précédent, satisfaisant le refus de toute réglementation des grands prédateurs. À Gardanne, l’annonce de la fermeture des centrales à charbon et la décision du tribunal administratif d’annuler l’autorisation d’exploitation de la biomasse ne sont pas étrangers à la décision récente de l’entreprise Uniper de quitter les lieux et de vendre ses actifs en France. Rien n’est réglé pour autant bien sûr. Cependant, si le pouvoir tend effectivement à devenir logistique, il réside aussi dans des institutions. C’est pourquoi les résistances empruntent plusieurs voies non contradictoires, blocages, occupations, recours juridiques, résistance institutionnelle.

D’autres questions surgissent après l’affirmation suivante : « Aujourd’hui la crise énergétique elle-même n’est qu’un moyen d’expérimenter des nouvelles formes de gouvernement et les mesures d’exception qui vont avec » (p. 17) ? Si les mesures d’exception se combinent avec des mesures ou plutôt de non-mesures incitant à l’auto-gouvernement, à l’auto-contrôle, au recours à des outils « intelligents », la situation énergétique actuelle n’est pas seulement un moyen, un épiphénomène, à la disposition des pouvoirs pour expérimenter de nouvelles formes de domination. Cette « crise » énergétique2, en ce qu’elle signifie l’épuisement et l’insoutenabilité du régime énergétique actuel, en ce qu’elle révèle une intoxication énergétique désormais insupportable, a sa dynamique propre ouvrant des possibilités de basculement. C’est quand les résistances menacent le système en son cœur, qu’elles témoignent du refus de l’auto-domestication, quand elles rompent le consentement et l’accoutumance que les mesures d’exception s’imposent.

De même, la transition énergétique est-elle « la seule tentative de porter un illusoire remède à la débâcle du corps politique » (p. 17) ? Certes les chocs sont l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes de gouvernement et la transition énergétique concoctée dans les bureaux des États, de l’Union européenne ou de l’OTAN a peu à voir avec une alternative aux désastres en cours. Nous pourrions ajouter à cette liste de l’auteur la transition imaginée par les groupes industriels et financiers de l’économie verte et leurs ONG satellites. Cependant, n’est-ce pas aussi l’idée, confuse parfois, d’une nécessaire « transition énergétique » qui a animé le refus de la centrale biomasse de Gardanne et les innombrables autres résistances dans ce domaine ? Quand ces luttes en viennent à exprimer le refus de la croissance et de l’accélération énergétique et donc celui d’un système énergétique visant la hausse de la production, refus de ses infrastructures, de l’organisation sociale qui les soutient, elles ont peu à voir avec la transition officielle, elles en révèlent le vide et les dangers. Elles déconstruisent les représentations progressistes associant énergie et progrès, énergie et liberté, énergie et émancipation, voire énergie et démocratie. Et des remèdes radicaux à cette débâcle des corps politiques sont expérimentés par des États, en Europe et ailleurs, sans se parer de la transition énergétique, voire plutôt en se faisant forts du déni criminel de ces questions-là. Que nous abandonnions cette notion de transition, inventée dans des mondes alternatifs il y a plusieurs décennies, en ce qu’elle nous désarme car elle ne répond plus aux questions matérielles et politiques et aux urgences que nous avons à affronter, est autre chose que d’y voir une tentative organisée de sauvetage des corps politiques.

Recours aux forêts et quête d’intensité : jusqu’où?

Enfin d’autres questions surgissent avec le détour par Ernst Jünger qui dans un ouvrage de 1951, célèbre le rebelle, celui qui a « recours aux forêts »3 : « Si le rebelle a recours aux forêts, ce n’est pas pour s’y réfugier dans une cabane solitaire, mais pour y reprendre des forces et former de petites troupes » écrit J. B. Vidalou (p. 145). Ces troupes ne sont pas sans évoquer les accents guerriers et chevaleresques d’Ernst Jünger célébrant ceux qui ne se rendent pas, qui s’opposent aux masses enfantées selon lui par la démocratie, les petites élites capables de résister et de tenir en échec le déploiement de la force brute. La forêt pour Jünger a surtout une force symbolique que l’on peut aussi bien retrouver dans les « faubourgs d’une grande ville ». L’évocation de la forêt comme champ d’action guerrière n’est pas sans rappeler que la guerre chez Jünger obéit à une nécessité, aux lois de la nature. Elle est une force tellurique récurrente et universelle : « La guerre est la grande forge des peuples comme elle est celle des cœurs4». La guerre est régénération, elle donne le tempo de la politique, elle partage amis et ennemis. Jünger fut aussi l’écrivain appelant à la Révolution nationale et l’officier des troupes d’élite célébrant l’intensité de la camaraderie virile dans les tranchées de la première guerre mondiale et la naissance de « l’homme nouveau ». Il fut ébloui et fasciné par les « orages d’acier » , avant de constater plus tard, dans les années 1930, que de ces orages il était resté seulement l’acier et les hommes-machines.

On aurait aimé mieux comprendre la référence à cet auteur. Son imaginaire de la guerre comme loi de la nature heurte celui de la coopération 5 qui inspire pourtant les nombreuses résistances autour des forêts et à partir des forêts. Ces luttes, qui irriguent également l’enquête menée dans ce livre, ne célèbrent-elles pas davantage les résistants comme des gardiens des forêts, des gardiens déterminés d’un monde auquel ils refusent d’être aliénés6 plutôt que des guerriers ? Ce choix explique-t-il l’absence de référence, y compris critiques, à d’autres réflexions majeures, à Henri David Thoreau de Walden ou la vie dans les bois ou de La désobéissance civile ou encore de L’almanach du Comté des sables d’Aldo Leopold ?

Des questions du même ordre se posent aussi avec la référence à Carl Schmitt, juriste de talent et soutien actif au régime nazi, auteur d’un ouvrage célèbre Le Nomos de la Terre, titre d’un chapitre du livre de Jean-Baptiste Vidalou. Ce détour pour analyser « la prise de terre », le nomos de la terre, est-il nécessaire pour comprendre et contester l’extractivisme généralisé, la colonisation de la Terre entière et in fine l’ordre politique qui en découle ? On comprend bien le souci permanent de l’auteur de restituer une « charge politique » à l’ordre social et économique qui se voudrait neutre et apaisé. Ce souci parcourt le livre Être forêt. Mais à citer Carl Schmitt, on ne peut seulement l’effleurer, il est nécessaire d’aller jusqu’au bout. La politique pour ce juriste n’est pas un domaine, elle est une valeur intensive qui se réalise dans des moments d’antagonisme extrême concernant tous les aspects de l’existence. La guerre totale entre amis et ennemis la porte à son niveau suprême.

Carl Schmitt est aux antipodes d’Hannah Arendt, souvent citée dans l’ouvrage : la guerre est pour elle au contraire le moment où il n’y a plus de communauté politique mais des armées. Le centre de la politique est le souci pour le monde et donc aussi le souci pour la Terre : « Il ne s’agit plus ici seulement de la liberté, mais de la vie, de la continuité de l’existence de l’humanité et peut-être de celle de toute vie organique sur la terre 7 » écrivait-elle dans les années 1950 face aux capacités modernes d’anéantissement. Elle critique par ailleurs violemment Carl Schmitt et le Nomos de la Terre, notamment le chemin le conduisant de la critique de la « guerre juste » à la glorification de la « guerre injuste8

Finalement ces deux auteurs, Ernst Jünger et Carl Schmitt, illustrent comment une quête d’intensité et l’apologie de la conflictualité comme conditions de l’engagement politique peuvent conduire à une métaphysique messianique9.


Loin du ton martial et héroïque que pourrait suggérer la référence à ces auteurs, ce livre est tissé de tiraillements et d’interrogations fécondes. La publication récente et quasi-simultanée de nombreux ouvrages autour de la forêt, essais, expériences vécues, fictions, l’attention à de nouveaux savoirs sur les arbres, les plantes, témoignent d’une sensibilité que la déforestation des esprits n’a pas éteinte. S’il n’y a pas de politique sans territoire concret, sans ancrage, et pas de politique sans récits, ce livre raconte comment « ce qui se passe du côté de la forêt » pourrait bien participer d’une irruption singulière de la politique là où l’ordre comptable et techno-gestionnaire entendait la neutraliser.

Notes

  1. Cela renvoie à Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, GF Flammarion, 2000, p. 168[]
  2. Sur la « crise » de l’énergie et le gel de l’imaginaire, cf. Ivan Illich, Énergie et équité, Le Seuil, 1973[]
  3. Ernst Jünger, Traité du rebelle ou le recours aux forêts, Christian Bourgois, 1995.[]
  4.  Ernst Jünger, La paix, La Table Ronde, 1992, p.101 (texte écrit en 1943).[]
  5. Pablo Servigne & Gauthier Chapelle, L’autre loi de la jungle, Les Liens qui Libèrent, 2018.[]
  6. Jean-Baptiste Vidalou, p. 187, citation d’Hannah Arendt : « Ce n’est pas l’aliénation du moi, comme le croyait Marx, qui caractérise l’époque moderne, c’est l’aliénation par rapport au monde », Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983, p. 322.[]
  7. Hannah Arendt, Qu’est ce que la politique ? Seuil, 1995, p. 49.[]
  8. Hannah Arendt, Journal de pensée, T. 1,, Seuil, 2005, pp. 240-241.[]
  9. Aurélien Bernier, « Liberté privée, intensité collective et autonomie politique », in Revue Notes et morceaux choisis sur “Le travail mort-vivant », Edition La Lenteur, 2008, https://infokiosques.net/spip.php?article759 []