Les forces que nous affrontons peuvent quelquefois sembler insurmontables, pourtant une colonie de fourmis peut interrompre un pique-nique de géants.
Starhawk1
« Plus un seul centimètre pour les terres indigènes », voilà ce qu’a annoncé le prochain président de la République brésilienne, Jair Bolsonaro, au début de l’année, à Dourados, ville du centre-ouest du pays, avant de rencontrer des grands propriétaires terriens de la région. Il a ainsi réaffirmé ce qu’il avait déjà soutenu précédemment : une fois élu, il en finirait avec les terres indigènes et quilombolas2, et donc avec tous ces gens qui, selon lui, « ne font rien, ne sont même pas bons à procréer et coûtent un argent fou à l’État ». Bolsonaro a donné le ton de ce que sera sa politique foncière et environnementale, assorti de son mépris de l’altérité ethnico-culturelle, s’opposant frontalement aux acquis sociaux conquis tout au long des trente dernières années, aux accords internationaux sur l’environnement et les droits des peuples autochtones dont le Brésil est signataire, tout en s’affirmant en tant que figure réactionnaire emblématique contre tous les mouvements sociaux et minorités qui, depuis plusieurs années, ont gagné en force et en visibilité.
Tout au long de la campagne électorale, menée principalement sur les réseaux sociaux, Bolsonaro, candidat se revendiquant explicitement d’extrême droite, s’est présenté comme étant la seule issue pour le pays, prétendu outsider (alors qu’il est député depuis 20 ans), c’est lui, le « mythe », comme il se fait appeler, qui balayera la corruption du pays, remettra de l’ordre dans la sécurité publique (notamment en autorisant le port d’armes), et redressera les mœurs corrompus par la gauche, les Droits de l’homme et l’idéologie qui alimente mouvements sociaux et revendications minoritaires. Pour ce faire, et pour convaincre son électorat, Bolsonaro s’est allié à une partie de l’État major militaire (son vice-président est un général de l’armée et la moitié des membres de son équipe de transition sont des militaires), a confié le contrôle de toute l’économie (trois ministères) à un seul homme (Paulo Guedes, son homme de confiance, tout au long de la campagne) et a dores et déjà annoncé que ses opposants seraient emprisonnés ou exilés.
Par la déclaration proférée à Dourados, ville du sud du Mato Grosso du Sud, il lançait non seulement un message positif à l’agrobusiness (bancada ruralista) – l’un des trois principaux blocs parlementaires ayant soutenu sa campagne (Bancada BBB : « Balle, Boeuf, Bible », soit les lobbys de l’armement, de l’agrobusiness et des églises évangélistes) – mais annonçait aussi sa vision d’avenir. La région est l’un des centres névralgiques de l’agrobusiness brésilien, triste exemple de la dévastation sociale et environnementale produite par le modèle économique fondé sur l’expansion de la monoculture pour l’exportation : forte concentration de terres (expropriation des terres indigènes), déboisement record, recours massif aux pesticides, rivières et nappes phréatiques contaminées par les pesticides, extinction quasi totale du gibier et des ressources halieutiques3. Selon les données du site informatif Amazônia Real, 3 % de la population indigène de la région serait contaminée par les pesticides, dont plus de 20% auraient moins de 19 ans. En ce sens, le Mato Grosso du Sud, constitue le parangon du Brésil dont rêve Bolsonaro. Autrement dit, le Mato Grosso du Sud, c’est ce qui nous attend au tournant présidentiel.
S’en prendre aux indigènes, aux quilombolas, aux populations que l’on appelle traditionnelles : seringueiros (petits producteurs de latex), castanheiros (collecteurs de noix du Brésil) et aux paysans sans terre, c’est non seulement réaffirmer la domination coloniale patriarcale et blanche du pays, mais c’est surtout revendiquer pour soi (et pour le pays) le modèle « créole » de société, base structurelle des États-nations latino-américains. Modèle créole dans le sens donné à ce terme, à partir d’une définition de Carrera Damas, par l’anthropologue José A. Kelly (pour le contexte vénézuélien), c’est-à-dire cet « entre-lieu créole », cette position intermédiaire occupée par ces élites, coincées dans leur propre dilemme entre le rejet et l’acceptation simultanés d’une part d’une culture métropolitaine (euro-américaine) et d’autre part des cultures indigènes ou afro-américaines4. Structure relationnelle qui se fonde sur l’adhésion active à la culture métropolitaine, sur l’opposition et la différentiation vis-à-vis des populations amérindiennes ou afro-descendantes. Opposition qui se manifeste très souvent par une peur panique de voir ces minorités accéder au pouvoir, et qui suppose un modèle de société basé sur une idéologie qui se veut chrétienne, et sur des valeurs telles que la famille (patriarcale), la propriété privée mais aussi l’ensevelissement de la mémoire des origines, sous un vernis de modernité et de progrès. La fin du XIXe siècle et les efforts de « blanchiment de la population » menés par ces jeunes États-nations, en sont sans doute la meilleure illustration. Ce blanchiment de la race a d’ailleurs été évoqué récemment par le futur vice-président de la République, le Général Mourão, alors qu’il évoquait la beauté de son petit-fils à la presse.
Ces élites et ce modèle colonial créole se transforment, parfois se modernisent, mais la structure relationnelle qui les sous-tend est fondée aussi sur l’exploitation d’une main d’œuvre bon marché et dénuée de droits (voir les chiffres récents sur l’esclavage dans les manufactures à São Paulo, ou les très récents acquis sociaux des employées domestiques qui ont fait polémique sous le gouvernement Dilma). La logique de subordination des plus faibles est aussi vue comme un moyen d’ascension sociale. Ainsi, ces structures se répliquent en fractales. Les gouvernements du PT ont bien tenté d’implanter un système social plus juste, toujours fondé sur une logique d’État redistributeur, mais le Parti n’a pas pu échapper à la capture par l’appareil d’État et ses stratégies politiques ont assez vite succombé aux intérêts des élites et du Capital.
Ainsi, comme le dit Eduardo Viveiros de Castro : « Il y a une guerre en cours contre les peuples indiens du Brésil, ouvertement appuyée par un État qui devrait avoir (qui a) l’obligation constitutionnelle de protéger les Indiens et les autres populations traditionnelles, et qui devrait être (qui est) leur garantie juridique contre l’offensive menée par ces maîtres du Brésil, à savoir les « producteurs ruraux » (euphémisme pour « ruralistes », lequel est lui-même un euphémisme pour « la bourgeoisie de l’agro-industrie »), le grand capital international, sans oublier la fraction fasciste des classes moyennes urbaines, congénitalement stupide. État qui, comme nous le voyons, est le principal allié de ces forces malfaisantes, avec son triple bras “légitimement constitué”, à savoir l’exécutif, le législatif et le judiciaire »5. C’est en grande partie cette « fraction fasciste », qui restait jusqu’à présent relativement discrète, qui a fait la différence au cours des dernières élections.
C’est aussi en ce sens que le Mato Grosso do Sul est à l’image du projet de la Nation de Bolsonaro. C’est dans cette région que les conflits fonciers sont les plus violents. L’État est l’un des principaux producteur et exportateur de soja et de viande (avec le Pará et le Maranhão). Sur 15 ans, presque la moitié des assassinats d’indiens a été comptabilisée dans la région, selon le dernier rapport annuel du Conselho Indigenista Missionário (CIMI, 2017). Le cas du Mato Grosso du Sud expose au grand jour la subordination de l’État aux intérêts de l’agrobusiness et du capitalisme qui alimente politiques et choix stratégiques anti-indigènes des gouvernements nationaux depuis la dictature militaire6.
Dans le Mato Grosso do Sul, dès la fin du XIXe siècle, les populations amérindiennes ont été systématiquement expropriées et leurs terres distribuées aux colons. D’abord pour faire de la place aux grandes exploitations d’herbe à matte, puis aux grandes exploitations de bétail, les Guarani et les Kaiowá, sont déplacés de force dans huit réserves exiguës, dans lesquelles une bonne partie de leur population vit encore. Aujourd’hui, ces réserves sont surpeuplées, quasiment rien n’y pousse et les taux d’alcoolisme et de suicide y atteignent des niveaux dépassant toutes les moyennes nationales. C’est pourquoi, dès la fin des années 1970, les Guarani et les Kaiowá ont décidé de « reprendre » leurs territoires traditionnels, c’est ce qu’on appelle les retomadas (« reprises » de terre). Ces retomadas sont des campements aménagés sur les terres dont ces derniers revendiquent la reconnaissance par l’État. Le plus souvent, il s’agit de parcelles improductives ou de bandes de terres situées contre les clôtures et les routes que les indiens aménagent en quelques mois en espaces habitables, essaimés de petites plantations de manioc, de maïs, d’herbes aromatiques et médicinales. Ces stratégies d’occupations de terre ressemblent à celles que les paysans sans terres du MST (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra) mobilisent pour exiger la réforme agraire (inscrite dans la Constitution, Art. 184) et sur lesquelles ceux-ci développent des modèles de production agro-écologiques ou agro-forestiers basés sur l’agriculture familiale et collective.
Dans ce contexte, les grands propriétaires aiment défendre eux-mêmes leurs propriétés. En 2013, ils organisent le Leilão da Resistência, vente aux enchères de bétail pour récolter des fonds afin de s’armer et de financer une milice armée contre les occupations de terres (retomadas) réalisées par les Guarani, les Kaiowá et les Terena, populations amérindiennes qui habitent traditionnellement cette région. Cela va jusqu’aux attaques armées. Comme ce fut le cas en juin 2016, à Caarapó, lorsqu’un campement a été encerclé et attaqué par des hommes de main des producteurs ruraux, et s’est soldé par l’assassinat d’un jeune kaiowá et plusieurs blessés graves. Un documentaire a été réalisé par l’association culturelle de réalisateurs indigènes Ascuri. Le documentaire Retomada Te’ykue (2016) commence précisément par un discours de Bolsonaro prononcé cinq jours avant l’attaque, dans la capitale de l’État, proclamant qu’à partir de 2019, les producteurs ruraux pourront enfin accueillir les paysans sans terre et autres « envahisseurs » à coups de fusil. Comme l’a dit l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, le Mato Grosso du Sud c’est la Bande de Gaza brésilienne, où les Guarani, les Kaiowá et les Terena sont forcés de subsister dans les rares interstices encore vivables.
Ces occupations de terres font l’objet d’interdictions judiciaires entraînant des actions policières non moins violentes, comme celle qui a eu lieu en 2013, dans la Fazenda Buriti au cours de laquelle Oziel Terena a été assassiné. Hélicoptères de la Police rasant les cabanes, policiers armés expulsant les habitants manu militari, tirant à balles réelles, détruisant habitations, plantations, affaires personnelles, à l’aide de tractopelles, laissant des familles entières sans abri, au bord des routes. De véritables dispositifs de guerre dont les images rappellent, à une plus petite échelle, ce que sont les interventions policières et militaires menées par les forces de l’ordre dans les favelas de Rio de Janeiro dont les principales victimes sont les jeunes noirs.
Au Brésil, la reconnaissance des terres indigènes, tout comme celles des descendants d’esclaves afro-brésiliens, les quilombolas, est garantie par la Constitution fédérale de 1988 (article 231) dont on fête les trente ans cette année. Celle-ci leur assure la reconnaissance de leurs traditions, leurs langues et leur droit inaliénable à la terre, en leur garantissant la possession et l’usufruit de celle-ci. De plus, la Nouvelle Constitution établit que, cinq ans après sa promulgation, toutes les terres indigènes devaient être identifiées et délimitées légalement. On est évidemment encore très loin du compte, surtout qu’à partir du deuxième gouvernement Lula, le nombre de processus de reconnaissance commence à diminuer, puis chute de façon drastique, dès la première gestion Dilma. C’est là aussi un symptôme de la contradiction des choix du PT qui, pour satisfaire les intérêts de sa base d’appui au Congrès (constituée notamment par le bloc parlementaire de l’agrobusiness) a abandonné ses engagements par rapport aux reconnaissances des terres traditionnelles et à la réforme agraire.
Dans certaines régions, comme le Mato Grosso ou Rondônia, où le déboisement fait rage, les Terres indigènes constituent de véritables réserves de biodiversité et de carbone. Depuis la promulgation de la Constitution, on observe que ces Terres officiellement reconnues sont la meilleure des garanties pour la préservation de la forêt. Les menaces de Bolsonaro sont donc anticonstitutionnelles, mais elles mettent au jour, sans censure ni pudeur, le mépris profond envers la diversité, entretenu par les élites créoles, implanté depuis l’ère coloniale. Lorsqu’il prétend vouloir « ouvrir » ces territoires aux intérêts miniers et à l’agrobusiness, c’est à ces élites qu’il fait signe. Et ces déclarations font écho et renforcent également les hostilités locales vis-à-vis des Amérindiens et des populations traditionnelles. Dire qu’il ne délimitera plus aucune terre, et n’acceptera l’intervention d’aucune organisation non-gouvernementale ou associative en ce qui concerne la protection de ces terres et de l’environnement, c’est aussi indiquer à ces élites locales que maintenant tout est permis : « soit les minorités s’adaptent soit elles disparaissent ». Émancipation ou assimilation, tel était déjà le message adressé à ces minorités pendant la dictature militaire (1964-1985). C’est une alternative infernale : si elles ne sont pas productives (et ne cèdent pas leurs terres aux intérêts productifs), elle ne pourront plus compter sur la garantie de leurs droits à la terre, ni à leur auto-détermination.
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La paralysie des processus de reconnaissance de terres indigènes et quilombolas et le processus de fragilisation des droits acquis par ces populations ne date pas d’aujourd’hui, de même que l’asphyxie budgétaire imposée aux institutions censées garantir ces droits et la gestion de la politique environnementale du pays (la FUNAI, Fondation Nationale de l’Indien, l’IBAMA, Institut Brésilien de l’Environnement, et l’ICMbio, Institut Chico Mendes de Conservation de la Biodiversité). Ces reculs légaux n’ont fait que s’intensifier au long des cinq dernières années7. Selon le rapport du CIMI (2017), rien que pour le Mato Grosso do Sul, 74 territoires traditionnels revendiqués sont dans l’attente d’une réponse officielle pour que puisse commencer le processus de reconnaissance légale. Dans l’ensemble du pays, 537 terres se trouvent dans cette situation, sans compter toutes celles dont le processus a été entamé mais est actuellement gelé.
Le Parti des Travailleurs a souvent choisi d’établir des pactes avec l’élite économique, afin de faire avancer les projets « développementistes », base immuable du modèle économique, axé sur l’idée de progrès et de développement prédateur. Il a été incapable de remettre en cause ce modèle, faisant la sourde oreille aux mouvements sociaux et à toute l’imagination sociopolitique déployée par ces derniers, tout en reproduisant les schémas de corruption sur lequel les appels d’offre des grands travaux d’infrastructures sont bâtis dans le pays, et ce, depuis la dictature (le PT n’a pas inventé la corruption au Brésil). Il n’a su ni assimiler les critiques, ni s’ouvrir aux alternatives que sa propre base a conçues et mises en pratique tout au long de décennies de lutte : modèles d’agriculture familiale soutenable développés par le MST, exemples de gestion indigène et quilombola de la biodiversité, formes d’économies extractives soutenables comme celles des castanheiros (collecteurs de noix du Brésil) et des seringueiros (petits exploitants de caoutchouc) en Amazonie. Ainsi, le PT a lâché une partie de la base populaire qui avait aidé à l’élire, notamment dans les campagnes et en forêt.
C’est ce qu’illustre tristement l’exemple de la construction du barrage de Belo Monte, bâtit sous les gouvernements Lula et Dilma, envers et contre tous les avertissements d’experts, les luttes indigènes et populaires de la région, les résistances des organisations locales et environnementales nationales et internationales, l’avis d’anthropologues, de sociologues, de biologistes, etc. Aucun gouvernement au Brésil n’a jamais tenu compte de l’avis des minorités, surtout lorsqu’il s’agit de faire passer un tracteur pour ouvrir une route ou d’obtenir l’appui politique de grands groupes économiques au nom d’un certain « intérêt national ». Même après les catastrophes, ces voix-là, ces vies-là, ne sont jamais prises en compte. Il suffit de regarder ce qui se passe trois ans après la rupture du barrage de Mariana, dans l’état de Minas Gerais, qui a dévasté tout un fleuve et ses alentours, et ravagé la vie de centaines de riverains, dont celle des indiens Krenak. Aujourd’hui, tous ces gens dépendent encore de l’eau fournie par les camions citernes de l’entreprise responsable du désastre, nombre d’entre eux souffrent de dépression et de problèmes de santé, et attendent toujours les indemnités qui ne compenseront jamais la qualité de leur mode de vie antérieur.
Or, s’il est important de ne pas oublier que ce processus de dévastation ne date pas d’aujourd’hui, il faut également souligner que les gouvernements Lula et Dilma ont permis, parfois contre leur gré, l’émergence et le renforcement des luttes minoritaires. Au moins depuis juin 2013, faisant face à des politiques franchement hostiles sur le terrain, ces dernières ont pris les rues et la parole. Depuis les manifestations menées par le Mouvement Passe Livre (pour les transports publics libres et gratuits) jusqu’aux vagues de protestations contre les grands travaux liées à la Coupe du Monde et aux Jeux Olympiques, en passant par le conflit autour de l’occupation indienne urbaine de l’Aldeia Maracanã à Rio de Janeiro, et l’opposition aux grands projets de barrages hydroélectriques en Amazonie 8. Deux mois auparavant, en avril 2013, les Amérindiens inauguraient ces vagues de mobilisations en envahissant le Congrès national à Brasilia lors de la semaine de mobilisation indigène pour protester contre un projet d’amendement constitutionnel (PEC 215) qui menace tout le processus légal des reconnaissances de terres par l’État 9.
En 2015, ce sont les femmes qui ont fait irruption sur le devant de la scène politique, se mobilisant dans les rues des grandes capitales contre des projets de loi qui remettent en cause leurs droits, comme le PL 5069 (qui crée de nouveaux obstacles au droit à l’avortement en cas de viol). En 2016, elles redescendent dans les rues suite au cas de viol collectif d’une jeune femme par 33 hommes, à Rio de Janeiro. Le mouvement ressurgit dans la colère et la tristesse, dépassant largement les frontières de genre, face à l’assassinat brutal de la jeune conseillère municipale Marielle Franco, en mars 2018, et pour dénoncer le racisme et le machisme de la société brésilienne. Marielle Franco présidait la commission municipale responsable du contrôle de l’intervention militaire dans l’état de Rio de Janeiro. Intervention qui fut décrétée par l’actuel Président Temer, sous prétexte de garantir la sécurité publique, juste après le Carnaval, un mois avant l’assassinat de Marielle10.
Ce sont également les femmes qui, pendant l’élection présidentielle, ont lancé le mouvement #EleNão contre la montée du fascisme et la candidature de Jair Bolsonaro11. Toutes ces mobilisations et la consolidation des mouvements sociaux ont pris pied notamment sur les avancées sociales et politiques obtenues tout au long du processus de démocratisation du pays, sur une relative stabilité économique et, plus intensément, au cours des 14 ans de mandat du Parti des Travailleurs, sur des politiques sociales qui ont dans une large mesure éradiqué la faim et combattu la pauvreté, établi des politiques culturelles généreuses et garanti d’importants investissements en éducation, notamment dans l’enseignement supérieur. L’une de ces avancées cruciales a été l’instauration de systèmes de sélection par quotas qui a garanti aux Afrodescendants et aux Amérindiens l’accès aux universités publiques et à la recherche.
La candidature de la leader amérindienne Sonia Bone Guajajara à la vice-présidence de la République pour le parti de gauche PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) traduit cette vitalité des luttes. Tout comme la récente élection de Joênia Wapixana (du parti de centre REDE), première femme amérindienne élue au Congrès, ainsi que celle de quatre femmes noires (également du PSOL) au conseil municipal de Rio de Janeiro, ainsi que de plusieurs députées fédérales de gauche (PSOL, PT), qui sonne comme une réponse politique ferme et optimiste à l’assassinat de Marielle Franco. Crime politique et raciste qui, comme un message aux minorités et aux mouvements sociaux, a présagé, quelques mois avant l’élection, l’avènement du fascisme dans le pays.
Il faut tenir compte de ce contexte pour comprendre, du moins en partie, la vague réactionnaire qui déferle sur le pays depuis plusieurs années et qui, depuis quelques mois, n’a plus aucun frein à se présenter comme telle, ni à s’imposer par le biais d’un autoritarisme éhonté. On assiste à la mise à nu des micro-fascismes enracinés dans la société brésilienne, du racisme institutionnel (trop timidement combattu par les gouvernements antérieurs, notamment de gauche) et d’une répulsion vis-à-vis des minorités qui sévit, comme nous l’avons vu, dans certains secteurs de la société. Fascisme également dans le sens où la légitimité et le contrôle de la violence par l’État sont transférés, voire privatisés, déjà dans ces discours, à certaines catégories de la population (les propriétaires terriens, les « citoyens de bien ») ou à des collectifs (entreprises de sécurité, milices, qui se confondent souvent avec la Police Militaire elle-même). Une fois libérée par la parole, et validée par l’élection, cette violence se déchaîne. Depuis l’entre-deux tours, les agressions et meurtres racistes, sexistes et LGBTphobes se multiplient, tout comme les menaces à la liberté de la presse et aux journalistes. Bolsonaro a également proféré des menaces, cette fois en disant qu’il en finirait avec « l’industrie des amendes environnementales », quitte à fusionner les ministères de l’agriculture et de l’environnement. Quelques jours plus tard, en Amazonie, les bâtiments des institutions de sauvegarde et de gestion environnementale (IBAMA et ICMBio) ont été vandalisés puis mis à feu.
Les annonces concernant l’Amazonie et les questions environnementales vont dans le même sens : bafouer toute garantie légale qui empêcherait le développement productif du pays et menacerait la propriété privée, armer les producteurs et les citoyens pour qu’ils puissent se défendre face à toute remise en cause de cette notion de « propriété » ; reculer sur toute avancée en matière de conservation. Bolsonaro menace de quitter l’Accord de Paris si celui-ci implique de « céder l’Amazonie aux intérêts étrangers », il préfère bien sûr livrer l’environnement et l’Amazonie aux intérêts de l’agrobusiness. Ainsi, il a indiqué ce mardi (7/11) le nom de la député fédérale Tereza Cristina (du parti de droite DEM) à la tête du Ministère de l’Agriculture. Cette représentante du lobby de l’agrobusiness est également connue comme la « Muse du Poison », à cause de ses positions favorables à la flexibilisation de l’usage en masse de pesticides. Selon l’ONG Repórter Brasil, sa campagne électorale a été largement financée par les entreprises de pesticides et par le consortium de production de viande bovine JBS, impliqué dans les affaires de corruption connues sous le nom de Lava-a-Jato.
Face à cette verboragie génocidaire, aux projets destructeurs et aux menaces constantes du prochain président, les mouvements sociaux s’organisent, manifestent leur opposition et promettent de lutter sans répit. Mais cela se fait déjà sur fond de menaces de criminalisation des mouvements sociaux et de censure. Un décret récemment signé par Temer (nº9527/10.2018), président en exercice, réactive des services d’information et d’intelligence sous prétexte de combattre le crime organisé (que le décret ne définit pas précisément). On sait que le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terres (MST) et le Mouvement des Travailleurs Sans Toits (MTST) sont dans le collimateur de Bolsonaro depuis des années. Maintenant, une nouvelle version de la Loi Antiterroriste est discutée au Congrès. Si ce texte, approuvé en 2016, sous le gouvernement Dilma, mettait déjà en risque les mouvements sociaux et la liberté de manifestation, il peut maintenant réintégrer plusieurs articles qui en avaient été exclus par veto et voir s’élargir son application à « toute manifestation par motivation politique, idéologique ou sociale ».
Ainsi reste-t-il à savoir comment faire face à l’horreur qui s’installe ? Comment se réorganiser ? Que faut-il reconnecter ? Ce que la lutte indigène, les femmes noires récemment élues, les divers mouvements sociaux et minoritaires ont montré c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’affronter et de combattre : les Amérindiens et les Afrodescendants survivent depuis des siècles à l’oppression coloniale et au racisme. Il faut pouvoir imaginer, rêver, créer des mondes possibles12, rendre ces mondes habitables. Cela se fait aussi au jour le jour, par la parole, l’écoute attentive, les affects, le partage, le rire. La résistance se construit aussi sur un mode quotidien. Comme le dit Cintia Guedes dans son article en hommage à Marielle Franco : « Nous devons répondre aux systèmes qui nous assujettissent, mais nous devons répondre aussi à nous-mêmes, nous murmurer les unes aux autres, avec beaucoup de soin : “après tout cela, après cet effondrement sans fin, comment allons-nous continuer ?” ».
1 Starhawk, 2014. Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Paris: Editions Cambourakis.
2 Les quilombolas (noirs marrons) sont les habitants des quilombos, anciens refuges d’esclaves fugitifs, devenus des communautés, espaces de vie collective et de résistances qui constituent aujourd’hui des territoires traditionnels au Brésil.
3 Bombardi, Larissa Mies. A intoxicacão por agrotóxicos no Brasil e a violação dos direitos humanos. Direitos humanos no Brasil 2011: Relatório da Rede Social de Justiça e Direitos Humanos. São Paulo: Expressão Popular, 2011.
4 Kelly Luciani, José Antonio. 2016. About anti-mestizaje. – Curitiba PR: Species – Núcleo de Antropologia Especulativa : Desterro, [Florianópolis] : Cultura e Barbárie.
5 Viveiros de Castro, E. 2017. « Les involontaires de la patrie ». Revue Multitudes, 69 : 123-128.
6 Bonilla, O. & Capiberibe, A. 2014. “L’invasion du Congrès: contre qui luttent les Indiens?”. Brésil 2013. L’année qui ne s’achève pas. Paris, Les Temps Modernes, 678:108-121. Et Viveiros de Castro, E. 2017. op. cit.
7 Capiberibe, A. & Bonilla, O. 2014. “Reculs légaux et violations des droits des peuples autochtones au Brésil: face à l’assaut du développement”. In: I. Bellier (dir.) Terres, territoires, ressources. Politiques, pratiques et droits des peuples autochtones. Paris: SOGIP, L’Harmattan: 209-223.
8 Nunes, Rodrigo. 2014. “Juin n’est pas fini”. Brésil 2013. L’année qui ne s’achève pas. Paris, Les Temps Modernes: 4-23.
9 Bonilla, O. & Capiberibe, A. 2014. “L’invasion du Congrès: contre qui luttent les Indiens?”. Brésil 2013. L’année qui ne s’achève pas. Paris, Les Temps Modernes, 678:108-121.
10 L’actuel Président Michel Temer, du parti de centre-droit MDB, Movimento Democrático Brasileiro, a succédé à Dilma Roussef, du PT, en 2016, après un procès d’impeachment qui ressemblait plus à un coup d’état parlementaire qu’à un procès équitable.
11 Le terme fascisme dans le contexte actuel brésilien est la catégorie politique mobilisée par les luttes politiques pour définir et s’opposer au mouvement réactionnaire, autoritaire, nationaliste, raciste, sexiste et ultralibéral incarné par Jair Bolsonaro.
12 Pignarre, Ph. & Stengers I. 2005. La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoutement. Paris: Éditions La Découverte.