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La répression se déploie avec une force inédite autour du projet d’enfouissement des déchets nucléaire à Bure, témoignant des enjeux politiques considérables qui se jouent là-bas. Une cinquantaine de procès, 28 interdictions de territoire, deux ans de prison ferme et plusieurs centaines de mois avec sursis cumulés, voici le résultat d’une situation absurde qui se déroule sans que personne ou presque ne s’en offusque.

Depuis l’ouverture en juin 2017 d’une instruction judiciaire pour « association de malfaiteurs » et l’évacuation, en février 2018, du bois Lejuc, la police et la justice surveillent et tentent d’asphyxier la lutte locale dans un contexte où le projet doit entrer dans sa phase de réalisation concrète. Les premiers travaux pour construire une voie ferrée censée acheminer les déchets démarrent cet automne alors que la demande d’autorisation de construction n’a pas officiellement été déposée, prévue initialement mi-2018 elle le sera en 2019. Les autorités inquiètent vont tout faire pour que le calendrier soit respecté et que l’opposition reste confinée, il ne faut surtout pas que Bure devienne une grande cause comparable à Notre-Dame-des-Landes.

Les militants qui consacrent leur vie à cette cause doivent être caricaturés, stigmatisés, voire condamnés au nom de la raison d’Etat. Le réseau Sortir du nucléaire, la Coordination stop Cigéo et le Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra) dénoncent tous la criminalisation en cours qui vise à museler et désorganiser les mouvements d’opposition, au moyen d’écoutes massives et de la géolocalisation des militants. Convaincus comme à leur habitude qu’il existerait un dangereux mouvement pyramidal et hiérarchisés, avec des commandos près à passer à l’action violente, les autorités n’hésitent pas à utiliser tout l’appareil répressif pour empêcher l’expression des légitimes doutes et protestations contre une vaste infrastructure censée sauver le nucléaire français en faillite et maintenir vivante cette filière.

Les terrestres savent pourtant combien l’enfouissement en profondeur de gigantesques quantités de déchets radioactifs dangereux s’apparente à une fuite en avant irresponsable, une nouvelle folie modernisatrice qui vise – comme les projets de géoingéniérie climatique – à dissimuler le problème plutôt qu’à le traiter à la racine. Les rassemblements d’opposants à Bure, souvent présentés comme violents, sont en réalité largement pacifiques, les cagoules étant pour l’essentiel d’inoffensifs masques de hiboux.

Alors que la répression se déploie sans retenue, la question des déchets nucléaires et de leur gestion est devenue centrale, elle nous confronte directement à ce que signifie lutter avec un territoire et affronter ceux qui organisent la mise à sac de la Terre.

Des déchets pour l’éternité

Depuis que les nations industrialisées ont imaginé dans les années 1970 de résoudre leur problème énergétique en multipliant les centrales nucléaires, la quantité des déchets produits a explosé jusqu’à nous confronter à une série de difficultés aujourd’hui presque insurmontables. S’il est difficile d’évaluer l’ampleur de ces déchets nucléaires produits dans le monde, une chose est sûre : ils deviennent de plus en plus une source de contamination massive.

Alors qu’EDF se félicite officiellement de la diminution des quantités de déchets produits par ses centrales nucléaires dans les dernières décennies, les inventaires officiels évaluent à 1 320 000 m3 la quantité de déchets radioactifs présents dans l’hexagone fin 2010. Selon les prévisions, les volumes pourraient atteindre 1,9 millions de m3 en 2020, et même 2,7 millions de m3 en 20301. Même si la plupart sont des déchets dits de « faibles activité », il existe aussi des milliers de tonnes de déchets de très haute activité dont la toxicité subsistera des dizaines voire des centaines de milliers d’année.

Chaque type de déchet est désormais pris en charge par des filières industrielles de gestion et de retraitement, inaugurant un nouveau secteur d’activité potentiellement rentable sur lequel les acteurs du nucléaire se positionnent déjà. Des armées d’ingénieurs et de scientifiques recherchent des solutions et imaginent des projets industriels prométhéens pour gérer l’ingérable.

Ces autruches qui nous gouvernent

Depuis ses débuts, la société industrielle est une société de déchets proliférant. En France, ceux qui sont en charge de la gestion des déchets nucléaires sont pour la plupart des ingénieurs polytechniciens du corps des mines passés par la haute administration, EDF, AREVA et le ministère de la défense. Ils forment un petit monde d’experts hors-sol, drapés dans la certitude d’être dans le sens de l’histoire, persuadés d’avoir le monopole de la raison. Après avoir jeté des milliers de fûts de déchets dans les mers et les océans au cours des années 19502, ils ont choisi de les stocker en surface. Mais les capacités de stockage arrivent à saturation et l’ampleur des matières toxiques à gérer dépasse désormais l’entendement, alors que le démantèlement de nombreuses centrales va conduire à une nouvelle explosion des quantités à gérer.

Reprenant les vielles logiques productivistes, les experts du nucléaire les ont d’abord rejetés dans les mers et les océans, puis ils ont imaginé de les envoyer dans l’espace, avant de se replier finalement sur la stratégie classique de l’enfouissement. Dès le début des années 1980, l’agence nationale de gestion des déchets radioactifs (ANDRA), créée en 1979 au sein du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) pour gérer le problème et trouver des solutions, part en quête de sites souterrains susceptibles de dissimuler le problème. Pendant près de vingt ans les habitants des territoires envisagés s’opposent à ce projet. En 1999, le site isolé de Bure dans le sud de la Meuse, région peu peuplée et peu touristique, est finalement retenu pour accueillir un laboratoire souterrain censé préfigurer le futur centre de stockage géologique des déchets les plus radioactifs du parc français – et ce, avec l’aval de la ministre de l’écologie de l’époque. Il s’agit aujourd’hui d’un des plus gros chantiers européens, estimé à 25-35 milliards d’euros, censé aboutir à la construction de 300 km de galeries souterraines afin d’enfouir à 500 m sous terre, et pour des milliers d’années, les déchets les plus radioactifs de l’industrie nucléaire.

En France comme dans les autres pays nucléaires, l’enjeu est capital puisqu’il s’agit à la fois de sauver la filière nucléaire et assurer sa survie – en résolvant le problème des déchets – tout en inventant une filière industrielle de gestion des déchets, capable de transformer les rejets toxiques en sources de profit. C’est d’ailleurs l’objectif affiché par le nouveau groupe Orano, créé début 2018 en remplacement d’Areva, et qui annonce fièrement sur son site vouloir « donner de la valeur au nucléaire » toujours décrit comme une « ressource d’avenir ».

De sages hiboux

Face à ces projets qui rappellent les pires dérives modernisatrices du siècle passé, des militants se sont levés, associant riverains, élus et paysans locaux, militants historiques des luttes anti-nucléaires, ou simples hiboux de passage soucieux de préserver une vie décente sur Terre. Depuis trente ans, des milliers d’habitants s’opposent à des projets de ce type dans le monde, contrecarrant les promesses des technocraties d’Etat, repoussant l’ouverture des chantiers comme au Japon, aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni et nous gardent à l’esprit qu’il n’y a pas de progrès technoscientifiques sans progrès des pires désastres.

Après l’annonce de l’abandon du projet d’aéroport de Notre Dame des Landes, l’Etat se concentre désormais sur Bure perçu comme un enjeu bien plus stratégique et vital pour lui. Il y déploie toute la panoplie dont il dispose pour imposer ce projet et faire taire les opposants, subvertissant le langage, colonisant l’espace et les esprits, réprimant au besoin les plus réfractaires. La poubelle nucléaire devient ainsi un rassurant projet de « laboratoire de recherche » censé apporter des emplois. L’argent coule à flot sur les élus et les habitants, des légions de communicants et de chercheurs travaillent à l’acceptabilité du risque en diffusant des messages rassurants et fatalistes. L’ordre doit régner et le territoire est désormais quadrillé par la police alors que les opposants sont étroitement surveillés3. Comment s’étonner dès lors qu’ils choisissent de se cacher et de dissimuler leurs visages derrière d’innoffensifs masques de hiboux ?

Dans les Fleurs du mal, Baudelaire publiait un poème magnifique intitulé « Les hiboux » :

Sous les ifs noirs qui les abritent,

Les hiboux se tiennent rangés,

Ainsi que des dieux étrangers,

Dardant leur oeil rouge. Ils méditent !

Sans remuer, ils se tiendront

Jusqu’à l’heure mélancolique

Où poussant le soleil oblique,

Les ténèbres s’établiront.

Leur attitude au sage enseigne,

Qu’il faut en ce monde qu’il craigne :

Le tumulte et le mouvement.

Comme les hiboux de Baudelaire, ceux de Bure montrent le chemin, ils méditent et alertent pour conjurer les ténèbres. Au lieu du fatalisme et de la résignation ils imaginent des formes de vies alternatives, tentent de repeupler un coin de territoire prêt à être sacrifié à l’industrie du nucléaire. Face au front des modernisateurs il faut construire un front des terriens capable de soutenir et armer la lutte des hiboux qui ont tenté d’occuper la forêt et de vivre dans les arbres plutôt que de se résigner. Alors que l’industrie nucléaire se présente de plus en plus comme une solution aux enjeux climatiques et écologiques, il faut répéter qu’il s’agit là d’une imposture. L’enfouissement des déchets – même dans des couches géologiques décrites comme stables et profondes – s’apparente à la poursuite pure et simple de la politique de l’autruche qui conduit à l’effondrement socio-écologique contemporain. . Il est la marque ultime sur le territoire d’une condamnation à ne pouvoir songer à un avenir sans nucléaire, car il va nous falloir assumer pendant des siècles, avec une extrême vigilance, la surveillance des séquelles de la mégamachine nucléaire. Avant toute chose il faut cesser de produire des déchets, aucune autre solution n’est réaliste. Il sera temps ensuite de débattre et de discuter des solutions acceptables pour gérer ceux qui sont déjà là. Imaginer des façons de faire monde et d’habiter la Terre de manière juste, sobre et solidaire implique au préalable d’abandonner les trajectoires qui nous enferment dans une fuite en avant implacable, et pour cela il faut soutenir les hiboux de Bure.


Pour aller plus loin :

  • Gaspard d’Allens et Andrea Fuori, Bure, la bataille du nucléaire, Paris, Le Seuil, 2017.

  • Gaspard d’Allens, « Cette guerre de basse intensité contre toute forme de révolte », Reporterre, 13 novembre 2018, https://reporterre.net/Cette-guerre-de-basse-intensite-contre-toute-forme-de-revolte

  • Julien Baldassarra, « À Bure, la fabrique du consentement », Le Monde Diplomatique, janvier 2018.

  • Yannick Barthe, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Ed. Economica, 2006.

  • Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et Daniel Hémery, Une histoire de l’énergie, Paris, Flammarion, 2013,

  • Pierre Le Hir, « Centre d’enfouissement de Bure : l’impossible preuve scientifique de la sûreté », Le Monde, 7 février 2018

  • Sezin Topçu, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Le Seuil, 2013.


1 http://www.inventaire.andra.fr/

2 Jean-Pierre Queneudec, « Le rejet à la mer de déchets radioactifs », Annuaire français de droit international, 1965, vol. 11, n° 1, p. 750-782.

3 Gaspard d’Allens et Andrea Fuori, Bure, la bataille du nucléaire, Le Seuil, 2017.

***

Nous reproduisons ci-dessous un texte initialement paru sur le site d’informations alternatives Manif.est à propos des techniques de répression employées à l’encontre des oppposant.e.s au projet d’enfouissement des déchets nucléaires.

Depuis plusieurs années, les opposants au projet de construction d’une poubelle nucléaire à Bure connaissent une répression judiciaire hors norme. Le 20 juin dernier, un juge d’instruction ordonnait 14 perquisitions simultanées chez les militants, 8 d’entre eux sont alors placés en garde à vue pour « association de malfaiteurs ».  Cet article revient en détails sur la manière dont la justice tente de mettre un coup d’arrêt à la contestation anti-nucléaire dans la Meuse.

On nous signale aussi qu’une vingtaine de bals de soutien sont organisés dans toutes la France ces prochaines semaines. Pour plus d’infos c’est par ici.

Aussi, un séminaire de recherche intitulé Penser-lutter avec Bure se tiendra tout au long de l’année à l’Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. La première séance a eu lieu le 14 novembre.

« Art.265 – Toute association formée, quelle que soit la durée ou le nombre de ses membres, toute entente établie dans le but de préparer ou commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, constitue un crime contre la paix publique. »
Loi sur les Associations de Malfaiteurs, 18 décembre 1893

And the wind, the wind is blowing…

Le 20 juin 2018, 14 perquisitions sont menées sous commission rogatoire du juge d’instruction Kevin Le Fur pour les motifs suivants :

« Association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un ou plusieurs délits punis de peine de dix ans d’emprisonnement ; dégradations volontaires d’un bien appartenant à autrui par un moyen incendiaire ; groupement formé en vue de la préparation de violences volontaires contre les personnes ou de destruction ou de dégradation de biens ; destructions ou dégradations de biens destinés à l’utilité publique ; violences aggravées par trois circonstances ; participation à un attroupement avec arme ; participation à un attroupement ; organisation d’une manifestation sans déclaration préalable ; participation à un groupement en vue de la préparation d’un ou plusieurs délits punis de 5 ans d’emprisonnement ; détention de substances ou produits explosifs ou engins incendiaires ou éléments, substances destinés à entrer dans la composition de produits ou engins incendiaires ou explosifs. Recel de bien provenant d’un vol aggravé par trois circonstances. »

Huit personnes sont alors placées en garde-à-vue, dont l’une est extraite d’une cellule de Fleury-Merogis et amenée pour 60h à Bar-le-Duc, avant d’être mise en examen et reconduite à Fleury-Merogis ; une autre, un avocat, est perquisitionnée et interpellée à son domicile à Paris, sur accord du bâtonnier, puis conduite également en Meuse pour y être interrogée et détenue 48h avant d’être placée sous le statut de témoin assisté ; une troisième personne est libérée sans poursuites au terme de 48h d’interrogatoires et de détention ; une quatrième est libérée au terme de 48h sous statut de témoin assisté ; les quatre dernières sont mises en examen au terme de 60h d’interrogatoire et de détention puis libérées sous contrôle judiciaire.
En septembre et octobre 2018, deux autres personnes, l’une interpellée chez elle et l’autre convoquée, sont également mises en examen au terme d’une journée de garde-à-vue et libérées sous contrôle judiciaire.

Toutes les personnes mises en examen et placées sous contrôle judiciaire, ont interdiction d’entrer en contact et sont frappées d’interdictions de séjour à périmètres variables, allant des seules communes de Bure et de Saudron jusqu’à la totalité des départements de Meuse et Haute-Marne. Jeu de chaises musicales difficile lorsqu’être présent·e·s dans un même lieu clos peut constituer une suspicion d’entrée en relation, alors que 5 de ces personnes résident et/ou travaillent en Meuse, que deux d’entre elles appartiennent parfois aux mêmes associations, que l’une d’entre elle est co-présidente de la collégiale de la Maison de Résistance et est interdite de Bure. Et que l’ensemble d’entre elles entretiennent des liens de lutte et d’amitié, et sont susceptibles de vouloir prendre part à des réunions ayant trait à la lutte qui les a réunies au départ.

Dans le même temps, d’autres perquisitions toucheront la Maison associative de Résistance à Bure, un local associatif à Commercy (dans le cadre d’une enquête annexe), l’ancien hébergeur d’un site internet relié à la lutte contre Cigéo, deux anciennes co-présidentes de l’association collégiale Bure Zone Libre en charge de la gérance administrative de la Maison de Résistance à Bure. Plusieurs ancien·ne·s et actuel·le·s membres de l’association collégiale Bure Zone Libre seront par ailleurs auditionné·e·s « librement ».

Ces dernières perquisitions interviennent après une première vague, le 20 septembre 2017, à la Maison de Résistance et dans trois domiciles et un terrain privés, dans le cadre de la même instruction pour Association de Malfaiteurs.

Initialement ouverte pour la seule « tentative d’incendie » et les dégradations commises le 21 juin 2017 dans l’enceinte de l’Hôtel Restaurant du Bindeuil, adossé au laboratoire de l’Andra à Bure, l’instruction s’est adjoint de nouvelles supplétives couvrant la manifestation du 15 août 2017 sur les communes de Bure et de Saudron, les manifestations du 14 au 18 février 2017 entre Bure et le laboratoire de l’Andra et peut-être encore d’autres manifestations plus récentes.

L’histoire judiciaire dira que tout est parti de quelques bris de vitres, des flammes dans un hôtel-restaurant ce matin de juin 2017. Que l’atteinte aux biens et surtout aux personnes (en l’espèce les clients encore assoupis de l’hôtel) était un fait trop grave pour rester impuni, qu’une ligne rouge était franchie. Comme dira l’Andra, hurlant avec les loups dans la presse des lendemains à propos des opposant·e·s à Cigéo : « ils ne nous font plus rire ». En vérité, l’Andra a toujours manqué singulièrement d’humour et les opposant·e·s n’ont pas l’exclusivité de l’usage de l’essence ou de la violence au cours des mois passés. Encore une part de l’histoire militante qui ressortira des cartons judiciaires dans quelques décennies, avec les dossiers de plaintes déposées par les opposant·e·s et classées sans suite par le procureur de la république Olivier Glady.

Mais revenons à nos moutons noirs, si l’instruction prend son point de départ au 21 juin 2017, ne nous leurrons pas que l’association de malfaiteurs attendait déjà son heure pour creuser son trou à côté de celui de l’Andra à Bure. L’été précédent, une première information avait été demandée par le précédent procureur, Rémi Coutin, en juillet 2016, en marge des mobilisations entourant l’occupation, l’expulsion, puis la réoccupation du Bois Lejuc, menacé de disparition par les défrichements de l’Andra. Des tirs de fusée d’artifice avaient alors eu lieu en direction d’un hélicoptère évoluant en altitude. Le procureur brandissait déjà alors les dix ans d’emprisonnement qui fondent l’ouverture d’instructions de bande organisée et d’association de malfaiteurs. Par ailleurs, au cours du printemps de l’année 2017, des agents de la « cellule Bure », notoirement rattachés à la Section de Recherche de Nancy apparaissaient déjà aux côtés des gendarmes locaux de la Brigade de Commercy. Ici et là, goguenards, caméra au poing, ils s’amusaient à interpeller les opposant·e·s par leurs noms et prénoms et à leur donner rendez-vous « bientôt ».

De là à déduire qu’une enquête de renseignement de fond sur la lutte à Bure se déroulait déjà depuis quelques mois, il n’y a qu’un pas qui n’est pas trop hasardeux à franchir. Au mois de février 2017, on pressentait déjà le changement de dimension et de ton lorsque le nouveau Ministre de l’Intérieur, Bruno Le Roux, proclamait à la suite de la mobilisation du 14 au 18 février qu’il n’y aurait pas de ZAD à Bure. Une rengaine remartelée par Gérard Collomb un an plus tard, dans la foulée de l’expulsion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

Partout le bruit des bottes

Ce qui est certain c’est qu’en terme de moyens policiers il y a bien un avant et un après juin 2017. Ne serait-ce qu’avec l’installation à plein temps d’un escadron de gendarmes mobiles qui se relaient de toute la France (comme à Calais) tous les mois et demi, à la demande expresse des sénateurs Longuet et Namy de la Meuse.
Les réquisitions judiciaires du procureur sont renouvelées automatiquement toutes les 24h et permettent aux gendarmes de contrôler les véhicules et les piétons à tout va, à toute heure du jour et de la nuit, et parfois jusqu’à 4 fois dans une même journée, dans un rayon de 10km autour du laboratoire de l’Andra.

Dans le paysage sud-meusien, apparaîtront aussi dorénavant plus régulièrement l’hélicoptère, des jeeps, des voitures banalisées surmontées d’antennes de 2m qui ralentissent devant les domiciles des opposant·e·s à chaque passage. La Maison de Résistance ainsi que plusieurs domiciles se verront durant plusieurs mois gratifiés d’un fourgon en faction, filmant et notant les allées et venues.

Tel Zeus qui se voit confier la foudre de la divine colère étatique, juges, procureurs et substituts du Tribunal de Grande Instance de Bar-le-Duc peuvent enfin « faire régner la loi » à Bure, après une insoutenable période de « non-droit » ! À partir des perquisitions de septembre 2017, les convocations pour auditions, les interpellations pour tous prétextes, puis les procès, s’enchaîneront ainsi tout au long du printemps 2018 à un rythme effréné.

Un assesseur, Arthur Schlomoff, l’avait annoncé, sourire aux lèvres, à l’issue d’une audience à l’automne 2017 : « quant aux opposants de Bure, nous nous retrouverons en 2018 ! ». Il a tenu parole : une cinquantaine de procès, des dizaines de mois de sursis, une vingtaine d’interdictions de territoire, plusieurs mois d’emprisonnement ferme, des milliers d’euros d’amende garnissent désormais le tableau de chasse de nos magistrats. Et la série est loin d’être finie…

Tous les 3 mois, dans une ambiance houleuse, une audience-fleuve d’une journée permet au procureur Olivier Glady d’écluser le nombre des opposant·e·s luttant à Bure, à grands coups d’interdictions de territoire et de peines de prison, tandis qu’en toile de fond, l’instruction en Association de Malfaiteurs installe discrètement son nid douillet dans les interstices laissés par une lutte ébranlée et fragmentée par la répression, mais aussi ses maux internes.

Dans la rue des bons enfants

Des centaines d’écoutes et réquisitions téléphoniques, plusieurs tonnes de saisies de matériels, d‘ordinateurs, de téléphones, de papiers manuscrits scrutés à la loupe, des expertises ADN et signalétiques à tout-va nourrissent des milliers de pages d’élucubrations sur une organisation des opposant·e·s perçue comme « quasi-militaire » (dixit un officier de police judiciaire en audition).

L’épouvantail insurrectionnel n’est jamais bien loin. En 1894, les lois scélératesprenaient comme prétexte une série d’attentats anarchistes meurtriers pour museler l’anarchisme dans toutes ses expressions, qu’il soit pour, contre, ou indifférent à la propagande par le fait et qu’il y ait pris part ou non.

S’ensuivirent, grâce à un fichage sans précédent, des milliers d’arrestations et perquisitions, de déportations vers le bagne et d’interdictions de séjour, des fermetures et interdictions d’éditions de presse et associations libertaires. Les protestations éminentes qui s’élevèrent de plusieurs côtés pour dénoncer le cadre arbitraire et liberticide de ces lois ne suffirent pas à empêcher la traque et la condamnation de nombreux individus dans le cadre d’accusations pour Association de Malfaiteurs, fondée par la loi du 18 décembre 1893. Au contraire, ces lois serviront d’inspiration encore à de multiples reprises dans l’avenir, au cours du 20e siècle, notamment dans les théories contre-insurrectionnelles qui émergent dans les années 50-60 et s’épanouissent dans les deux décennies suivantes sur tous les continents, pour réprimer principalement des cadres de contestation politique.

Le prédicat de départ de l’Association de Malfaiteurs, d’une entente d’un « groupement d’individus formé en vue de la préparation d’un ou plusieurs crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement », agit comme une prophétie auto-réalisatrice : on présuppose le mobile d’atteinte à la sûreté de l’état, il ne manque plus alors que la commission d’un crime pour justifier du déploiement de l’artillerie lourde de la criminalité organisée et trier le mauvais grain de l’ivraie.

Or, lorsque le mobile est politique, le crime est difficile à caractériser à travers le seul spectre des faits ; alors tout ce qui ne concourt pas à l’établissement d’une sacro-sainte véracité des faits, chère à la méthodologie d’investigation policière, devient immédiatement suspect de duplicité, de dissimulation et donc de complicité. L’équation crime = criminel établit la liste des suspects à partir des personnes présentes sur les lieux du crime avant, pendant et après. Mais, sur un lieu de lutte, la liste des suspects est aussi longue que celle des opposant·e·s et leurs soutiens.

L’Association de Malfaiteurs fige les opposant·e·s dans un ensemble homogène présumé coupable. Et il n’y a qu’à entendre le procureur stigmatiser à chaque occasion qui lui est donnée l’archétype qui serait celui des « gens de Bure » pour saisir à quel point l’ignorance volontaire, indifférente ou inconsciente a rempli les fosses communes de l’histoire des révoltes, fusillées par les préjugés.

Juge, procureur et policier, dissimulés derrière le cache-sexe de la recherche d’un coupable de faits caractérisés et légalement répréhensibles, ne manquent pas une occasion de proclamer derrière leurs bureaux et leurs pupitres « vous comparaissez ici pour des faits et non vos idées, gardez les pour dehors ! ».

Comme si les faits, principalement des outrages, qui sont jugés ces derniers mois sur les bancs du tribunal de Bar-le-Duc, ne découlaient pas d’un contexte politique beaucoup plus global de vexations et humiliations policières, d’un profond sentiment d’injustice devant les deux poids, deux mesures, face à une entreprise, l’Andra, qui défriche illégalement sans sanctions effectives et ses vigiles qui molestent impunément, mais surtout d’une révolte profonde contre un système qui remplit les prisons avec des pauvres, exproprie d’autres pauvres pour leur mettre une poubelle nucléaire au pas de la porte, et enfin mate la révolte des pauvres qui ne se laissent pas faire en utilisant d’autres pauvres qui payent leur pitance en matraquant leurs voisin·e·s et parent·e·s. Car en Meuse, si tu ne trouves pas à t’employer à l’usine ou dans le BTP, il ne te reste plus qu’à signer pour la gendarmerie ou l’armée, si tu ne veux pas ronger ton frein au Pôle-emploi.

Et derrière tous ces faits, « dégradations, outrages, rebellions, violences sur agents dépositaires de la force publique … » qui s’alignent au long de procès-verbaux policiers, et qui ne rendront jamais assez compte de la réalité d’une situation politique et humaine tellement plus complexe que « coupable » ou « non-coupable », on agite le spectre d’une Association de Malfaiteurs qui favoriserait et encouragerait la commission de ces actes.

« Art. 267 : sera puni de la réclusion quiconque aura sciemment et volontairement favorisé les auteurs des crimes prévus à l’article 263 en leur fournissant des instruments de crime, moyens de correspondance, logement ou lieu de réunion.
Le coupable pourra en outre, être frappé, pour la vie, ou à temps de l’interdiction de séjour établie par l’article 19 de la loi du 27 mai 1993 ».
Loi sur les Associations de Malfaiteurs du 18 décembre 1893

Depuis 1893, ça n’a décidément pas beaucoup changé. Prêter sa voiture, participer à l’achat de tissu avant une manifestation, avoir ses empreintes sur une bouteille plastique, son ADN sur une écharpe, être co-propriétaire ou co-gérant·e d’un lieu collectif où sont trouvées des fusées d’artifice, etc. tout devient présomption de culpabilité, de complicité, et donc de participation à une Association de Malfaiteurs.
Nourrir, accueillir, loger, mettre à disposition des moyens de communication (téléphone, internet, photocopieur, etc.) dans un lieu privé ou collectif relève directement de l’Association de Malfaiteurs, si les personnes accueillies prennent part, ailleurs, à des manifestations où sont commis des actes délictueux.

Dans des lieux et des cadres politiques qui se pensent et se construisent sur le partage et l’échange des biens, sur une désappropriation individuelle au profit du collectif, nous mêlons nos ADN, additionnons nos empreintes, échangeons nos vêtements, nos véhicules, nos outils, nos ordinateurs, nos téléphones. Tout le monde devient suspect et personne ne l’est, mais nous sommes assurément tou·te·s complices politiques dans un autre rapport social au monde que celui auquel se réfèrent nos détracteurs. En instillant la peur de l’accusation, l’Association de Malfaiteurs tente de réassigner chacun·e à la responsabilité et à un recentrement sur la propriété individuelle, d’imposer une dissociation de corps entre nous, et de resserrer le champ sur l’ADN coupable, en l’isolant des usages collectifs.

Art 266 – Les personnes qui se seront rendues coupables du crime mentionné dans le présent article (association de malfaiteurs) seront exemptes de peines si, avant toute poursuite, elles ont révélé aux autorités constituées l’entente établie ou fait connaître l’existence de l’association.
Loi sur les Associations de Malfaiteurs du 18 décembre 1893

Ne rien déclarer, ne pas se dissocier, garder le silence, participe implicitement à l’entente qui sous-tend l’Association de Malfaiteurs. Soit tu désignes le coupable des faits, soit tu es son complice. Soit tu te disculpes, soit on t’inculpe. La charge de la preuve d’innocence incombe à l’accusé·e et non à l’enquêteur, puisque le simple fichage comme opposant·e à Cigéo suffit à fonder une suspicion de culpabilité. Ainsi, être présent·e à la Maison de Résistance ou dans un domicile privé appartenant à des opposant·e·s suffit à justifier une saisie de son matériel informatique et de son téléphone lors d’une perquisition. Et le fait de refuser de fournir ses codes suggère déjà une volonté de dissimulation. Face à la nécessité que vérité soit faite, l’intimité ne compte pas, surtout pas dans un lieu de luttes (fallait y penser avant de venir !).
Ils m’ont dit résigne-toi mais je n’ai pas pu.

Une Association de Malfaiteurs est une sorte de tique qui cherche un point au hasard où se fixer et qui pompe alors tout ce qu’elle trouve jusqu’à satiété. Invisible au départ, elle finit par nous gratter et plus on l’asticote, plus on accroît les risques qu’elle nous inocule son venin. Un venin qui se diffuse lentement, durant des années, et finit par rendre malade l’organisme tout entier.

Au gré des pressions exercées lors d’auditions, de documents extraits de mémoires numériques, de bribes téléphoniques, le parasite prend consistance et donne chair au squelette qui constituait son leitmotiv de départ : la présomption d’une entente criminelle.

Seulement, dans des lieux et cadres collectifs, avec des outils collectifs, des réalités mouvantes, un turn-over important d’individus, le partage des écuelles, des bouteilles, des véhicules, des vêtements, des corps et des cœurs, l’entente n’est pas « caractérisée » ni « manifeste », elle est amicale, viscérale, politique, intellectuelle, affective, de nécessité, multipolaire et en constante recomposition. L’entente d’un jour est la discorde du lendemain et la réconciliation du surlendemain. Chaque individu porte en lui une infinité d’associations en devenir ou en puissance, et chacune de ces associations est un arrachement momentané à un chaos qui se cultive, avec les nécessaires remises en cause de nos identités individuelles et collectives. « Antinucléaires mais pas que », la lutte est portée aussi bien à l’intérieur de nous-mêmes que vers l’extérieur, la violence qu’on nous accuse collectivement de porter vers l’extérieur est une violence que nous nous infligeons aussi à nous-mêmes, dans une atteinte à nos propres biens et à nos propres personnes. Nos ententes ne sont que très éphémères et le fruit de consensus laborieux et insatisfaisants, sinon, nous évoluons et nous vivons au gré de nos affinités et de nos inimitiés, de nos tolérances et de nos intolérances.

L’Association de Malfaiteurs est un monstre grossier qui trace des lignes entre les individus, en tentant de les assigner à des groupes, à des fonctions et rôles définis, à des intentionnalités figées, à des responsabilités dans des espaces géographiques et temporels circonscrits. Dans son échiquier criminel, l’association de malfaiteurs choisit ses pions qui tombent, ses fous qui parlent, ses rois et ses reines qui dirigent. Et si les un·e·s et les autres s’y laissent prendre, tout le monde fait échec et mat : se coucher fait perdre, sacrifier des pièces pour en favoriser d’autres fait perdre, ne plus avancer fait perdre, riposter aveuglément fait perdre. La crainte de tomber, la crainte de la trahison, la crainte des divergences, la crainte des autres tout simplement, est le venin qui s’insinue et nous contamine invariablement, les un·e·s et les autres, venant à bout de la seule entente profonde qui nous traverse tou.t·e·s malgré nos différences d’opinion ou de personnalités : la solidarité !

Il n’y a pas de coupables ou d’innocent·e·s, il n’y a que des ami·e·s, des amant·e·s, des camarades, des voisin·e·s, des gens qui croient, qui luttent, qui pleurent, rient, souffrent et aiment, qui ne sont pas venu·e·s à Bure pour commettre essentiellement des faits délictueux, mais pour agir selon ce qui leur semble tantôt juste, tantôt nécessaire, parfois seul·e·s, parfois à deux ou à plusieurs.

Et toutes ces personnes ne forment certainement pas une seule et vaste entente criminelle, mais des communautés spontanées de cœur, de biens, de vie, de pensées, d’action et de réaction qui se lient chaque matin et se délient chaque soir. Et les moyens de vie et de lutte dont ils se dotent ne sont pas les armes d’une organisation quasi-militaire mais les outils collectifs dont une lutte a besoin pour se faire l’écho des voix multiples qui s’y expriment, pour prendre soin les un·e·s des autres, pour garantir une défense plus équitable de ses droits face à la justice, pour nourrir, abriter et vêtir confortablement tout le monde, d’où qu’il ou elle arrive.

Si nous sommes malfaiteurs, alors soyons innombrables à l’être, à nous fondre les un·e·s dans les autres, à faire des collectifs et réseaux de collectifs, ici et partout ailleurs, en tenant étroitement et affectivement le fil qui nous relie tout·e·s, celui d’une indéfectible solidarité !

katyusha_ AT _ riseup.net.