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En cette fin d’été 2019, alors que le G7 se tenait à Biarritz et que l’Amazonie était en flammes, nous étions quelques-un-e-s à nous accroupir tôt le matin aux milieu d’un petit ruisseau du plateau de Millevaches en Limousin, pour coller notre nez sur une pierre ronde recouverte de mousse, sur laquelle une tâche plus claire signalait une épreinte de loutre. Comme Fred nous l’indiquait et comme nous le constations à l’unanimité, ce marquage olfactif du territoire de la bête bien cachée sentait les crevettes.
Notre guide, paysan et chercheur en écologie évolutive, nous disait : « On a plus ou moins répertorié toutes les espèces qui vivent actuellement par ici, mais on se confronte à une ignorance abyssale de la science quant à leurs besoins spécifiques à chacune pour bien vivre. »
Fred et sa compagne Johanna travaillent avec leur troupeau de brebis à préserver quelques rares coins de landes et de tourbières et à étudier l’évolution des êtres qui y vivent. En soixante ans, ces milieux qui formaient jadis le paysage ordinaire du plateau se sont réduits comme peau de chagrin face aux monocultures de sapins Douglas, visage local de la civilisation industrielle et du capital.
Deux heures plus tard, après un café âprement disputé et quelques bonnes tartines, nous étions environ deux cents à nous serrer sous une bergerie-tunnel de la ferme de Lachaud gracieusement libérée par les brebis pendant une semaine pour un séminaire de philosophie : Puissances de l’habiter. Matériaux pour des écoles de la terre.
Ce matin-là, Émilie Hache nous faisait part de ses interrogations : « Comment en sommes-nous venus à nous croire seul-e-s au monde ? À croire que les humains étaient les seuls êtres doués de langage et d’intelligence dans l’univers ? Qui a inventé ce mythe ? Comment avons-nous fait pour nous couper à ce point du monde sensible, en regardant de haut toutes celles et ceux qui se considéraient comme des esprits vivants parmi d’autres ? Aujourd’hui, ce mythe héroïque de notre arrachement à la nature tombe en miettes sous nos yeux. La monoculture humaine a manifestement failli1. La terre se rappelle à nous. Et – nous disait encore Émilie – j’ai l’impression que le changement radical dans lequel nous sommes engagé-e-s de par la mutation écologique nous ouvre à de nouveaux questionnements mythologiques. J’ai l’impression que ce qui nous rassemble ici, c’est qu’on se découvre de plus en plus nombreuses et nombreux à tenter de fabriquer un nouveau grand récit, pour dire ce qui nous est arrivé. Un récit dressé contre la solitude des modernes, un récit multiple pour raconter la communauté des vivants sur une terre abimée. »
Pendant qu’Émilie parlait, un robinet servant à abreuver les brebis fuyait goutte par goutte dans un seau posé au coin de la bergerie. De temps en temps, Élie prenait le seau et le vidait dehors, changeant brusquement la petite musique de l’eau qui semblait se mêler de notre conversation.
Élie Kongs a fondé les éditions Dehors et fait partie du collectif de la ferme de Lachaud. Élie dit que pour lui, le terme d’ « écoles de la terre » signifierait : ouvrir des espaces et des temps où l’on explorerait ce que signifie devenir terrestre, en construisant la mise en partage de « savoirs situés ».
Ne plus séparer la théorie de la pratique, le sujet de l’objet, la pensée du sensible – voilà à quoi devrait œuvrer, dans l’idéal, une école de la terre. Le terme est en circulation dans le coin depuis qu’un groupe d’habitant-e-s de Tarnac, à deux villages d’ici, a fait un voyage au Chiapas et y a découvert l’Université de la Terre de San Cristobal, lieu d’apprentissages lié au mouvement zapatiste, où des cours d’agriculture et de tissage jouxtent des conférences de philosophie. Les voyageurs sont revenus avec le désir de créer ici aussi des lieux de transmission qui permettraient de renforcer les multiples recherches d’autonomies collectives en train de bourgeonner un peu partout sur ce plateau et au-delà.
Guillaume, parmi les porteurs de cette initiative, m’a dit : « Quand je vois toutes ces générations de révolutionnaires qui ont vécu des échecs répétés, je me dis qu’il est temps de repenser notre civilisation de fond en comble. Il nous faut reconnaître que le capitalisme a colonisé jusqu’à nos perceptions et que nous devons retrouver d’autres perceptions si nous voulons le combattre ! Apprendre à percevoir les circulations de l’eau souterraine avec les sourciers, apprendre à percevoir nos propres flux invisibles avec les soins énergétiques… percevoir tout ce qui est là, dont nous recevons les signes que nous ne savons pas lire, parce qu’on nous a désappris à y prêter attention… des fois j’ai l’impression d’avoir vécu jusqu’ici dans une boîte de conserve ! »
Depuis deux ans, les premières sessions d’études ont vu le jour. Sculpture et anthropologie de l’espace a consisté à penser, rêver et sculpter des éléments de la charpente de la grande salle commune en reconstruction à la ferme du Goutailloux à Tarnac. Décloisonner l’avenir s’est penché sur la science-fiction pour réinventer des futurs désirables. Désarchiver le passé a consisté à plonger dans l’histoire des vaincu-e-s pour en ramener des potentialités à la surface. Des sessions sont prévues sur l’étude des sols et sur notre rapport à la mort, avec la volonté concrète de fonder des pompes funèbres autogérées. En lien étroit avec cette dynamique, des chantiers-écoles autour de la foresterie et du travail du bois ont lieu à la ZAD de Notre-Dame des Landes. Et ici à la ferme de Lachaud, il y a deux ans, Élie avait proposé une première session d’anthropologie intitulée Greffer de l’ouvert, dont le thème pouvait déjà se formuler ainsi : comment nous échapper de la cage que l’esprit occidental moderne s’est construite ?2
A cette fin, le collectif de Lachaud avait invité plusieurs anthropologues de renom, plus habitué-e-s aux auditoriums des grandes écoles qu’à un public rassemblé dans une bergerie. Mais à rebrousse-poil de générations précédentes qui étudiaient les curieuses coutumes et croyances des autres avec un intérêt teinté d’exotisme, les personnes invitées ici avaient contribué à révolutionner leur discipline en prenant au sérieux le point de vue des peuples avec qui elles avaient vécu et appris. Elles avaient accepté de laisser bouleverser leurs propres paradigmes scientifiques et appris, même de façon rudimentaire, à commercer avec les animaux, avec les plantes, avec les esprits.
L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, qui redéfinit sa discipline comme une « théorie-pratique de la décolonisation permanente de la pensée », souligne bien les défis qui nous attendent. Dans son livre Métaphysiques cannibales, il écrit que pour la modernité occidentale, « connaître, c’est objectiver. (…) La forme de l’Autre est la chose. Le chamanisme est guidé par l’idéal inverse : connaître c’est personnifier, prendre le point de vue de ce qui doit être connu. Ou plutôt, de celui qui doit être connu ; car le tout est de savoir le qui des choses, sans quoi on ne saurait répondre à la question du pourquoi. (…) Si dans le monde naturaliste de la modernité, un sujet est un objet insuffisamment analysé, pour les Amérindiens, au contraire, l’objet est un sujet insuffisamment interprété. »
Plus loin, il explicite de façon un peu vertigineuse ce qu’il appelle le perspectivisme de la philosophie amérindienne : « Les humains, dans des conditions normales, voient les humains comme des humains et les animaux comme des animaux. Mais les animaux aussi se voient comme des humains. Les prédateurs et les esprits, pour leur part, voient les humains comme des proies, alors que les proies voient les humains comme des esprits. (…) Le signe d’une intelligence chamanique est la capacité à voir simultanément selon deux perspectives incompatibles. »
C’est Viveiros de Castro qui avait ouvert la première session du séminaire, en intitulant son intervention : Pour en finir avec l’état d’exception ontologique de « notre espèce ». Voilà un titre qui valait programme.
Comment renverser ce socle idéologique qui nous élève au-dessus des autres, comment retrouver une horizontalité nous permettant de reconnaître l’égalité des intelligences de tout ce qui vit, et d’entrer en dialogue ? Car la bonne volonté seule ne suffira pas à changer nos comportements destructeurs. Comment ne pas finir complètement hors sol, à l’image de nos tomates ou poulet industriels ? Ou pour le dire avec l’intitulé d’une récente publication de Bruno Latour dont il était plusieurs fois question au cours de la semaine et à laquelle j’emprunte mon titre : Où atterrir ?
Au cours de son analyse de la crise écologique, et de la guerre de conquête contre le vivant dont elle est le signe manifeste, Bruno Latour (dans l’ouvrage Où atterrir ? évoqué plus haut) en vient à constater notre incapacité d’y réagir, de faire face. Comment sortir de notre paralysie ? Il observe que là où les gens savent se battre et sont capables de mettre leur vie en jeu pour résister, c’est quand il s’agit de défendre un territoire – au sens du terrain d’où l’on tire directement sa subsistance. Mais, dit Latour, la plupart d’entre nous ne sait plus quel est notre territoire. Par la délocalisation générale, le sol nous a été comme dérobé sous les pieds. Tout au long de l’époque moderne, l’idéologie progressiste nous avait vendu notre émancipation comme une nécessaire sortie de tous les attachements, et nous avait dit que tout enracinement dans un territoire était réactionnaire ! Et aujourd’hui, où il devient évident que les promesses de lendemains meilleurs nous ont menés droit dans le mur, nous voilà devant le tas de ruines de la modernité, déraciné-e-s et désorienté-e-s, n’y croyant plus mais voulant y croire encore, à certains progrès possibles… et congédiant difficilement notre propension à nous croire un peu en avance sur les autres…
Voilà des questions qui sont revenues plusieurs fois dans nos discussions : est-il souhaitable, est-il possible de revenir en arrière ? Est-il possible de faire un tri entre ce que l’on voudrait garder ou jeter de nos rêves d’émancipation du genre humain ? Et comment cultiver et revendiquer un nouvel enracinement, un nouvel attachement aux lieux, sans devenir « réacs » à notre tour, sans faire le lit de cet « éco-fascisme » que beaucoup sentent monter de toutes parts ?
Quelqu’un parmi nous, cette semaine, a ébauché un début de réponse en parlant des racines des plantes qui ne correspondent en rien à l’image de cette chose solide et immuable que l’on évoque généralement en disant « nos racines » : au contraire, les véritables racines sont toujours en mouvement, vivantes, désirantes, tâtonnantes et périssables !
Bruno Latour dessine une ligne de front qui lui semble fondamentale aujourd’hui, entre les modernes d’un côté et les terrestres de l’autre. Là où les modernes continueraient à se poser, avec les mots de Descartes, comme « maîtres et possesseurs de la nature », les terrestres se sauraient appartenir à la terre.
Comment donc œuvrer à notre reterrestration ? Le mot ne facilite pas la chose, et nos difficultés à le prononcer ont régulièrement égayé l’auditoire de la bergerie au cours de la semaine. Mais d’abord, qu’est-ce qui nous a pris de nous déterrestrer ?
Au cours d’une plénière matinale, le géographe Augustin Berque nous a raconté trois étapes possibles : 1) Au 13ème siècle avant notre ère, une partie de l’humanité se met à concevoir un être absolu, qui existerait au-dessus de tout, indépendamment de tout milieu : déterrestration théologique. 2) Au 17ème siècle de notre ère, un être humain se forge la même idée à propos de sa propre personne, fondant par là l’individualisme moderne. C’est encore Descartes, déclarant dans le Discours de la méthode, « je connus de là que j’étais une substance (…) qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ». Déterrestration ontologique ! 3) En 1960, un ingénieur de la Nasa invente le terme cyborg, lançant le mouvement du transhumanisme, prétendant développer les moyens techniques de nous déterrestrer cette fois-ci physiquement.
Berque a évoqué une autre généalogie à travers la philosophie grecque. Aristote semble avoir été le premier à penser un espace abstrait – à penser le lieu comme détaché de l’être, à voir le topos comme un pur contenant, indifférent à ce qu’il contient. Ce qui nie fondamentalement l’esprit des lieux et rend toute chose délocalisable. Aristote l’a pensé, la modernité l’a fait : de nos jours, les aménageurs peuvent envisager en toute bonne conscience de transplanter une espèce protégée d’un lieu qu’ils souhaitent bétonner vers n’importe quel autre, afin de construire le même aéroport, le même hangar, la même maison où que ce soit sur notre planète, dans un monde unifié où tout devient interchangeable.
Et pourtant, que nous étions fiers de nos Nations Unies, de nos Déclarations universelles, des Droits de l’Humanité entière enfin réunie derrière nos bannières ! Et nous commençons à peine à entrevoir à quel point cet universalisme (ou bien une seule de ses faces ?) ressemble dans nos mains à une arme de destruction massive…
C’est ce que racontait de façon saisissante l’anthropologue Nastassja Martin, présente à la première session du séminaire, à l’exemple des Gwich’in en Alaska, dont elle dresse le portrait dans son livre Les âmes sauvages3. Hier par la voix des missionnaires au nom du Dieu unique, aujourd’hui par la voix des écologistes d’État ou de certaines ONG au nom de la Raison unique, voire au nom de la Nature elle-même qu’il s’agirait de protéger contre ses propres habitants, « on » continue de couper leurs liens, d’interdire leurs pratiques de chasse et de cueillette, de défaire leurs mondes, de préparer leur intégration au Marché unique.
Cette semaine, Florence Brunois nous a dressé un tableau similaire concernant les Kasua de Nouvelle-Guinée, dont elle a observé à la fois l’attachement intime à la forêt et le déracinement progressif depuis l’arrivée récente des missionnaires. Elle nous a parlé du monde de la forêt comme caractérisé par une ambivalence absolue : en chassant, rien ne nous dit à l’avance si l’être abattu était un animal prêt à donner sa vie, ou bien un esprit qui exercera sa vengeance sur nous, ou même l’un de nos propres ancêtres. Voilà le dilemme de tout animiste : tout être que nous mangeons nous mangera peut-être en retour. Toute proie a une âme semblable à la nôtre. Il s’agit de vivre aux aguets, dans un monde instable où l’illusion de l’innocence est impossible. Vivre signifie tuer, l’art étant dans la manière. Il se trouve qu’une des premières choses que les missionnaires ont accompli là comme ailleurs fut d’interdire le cannibalisme, qui était une conclusion logique de cette ambivalence. Jusqu’aux années 80, tout rite d’initiation d’un jeune Kasua comportait le fait de manger de l’humain – façon de prendre sa place dans la chaîne trophique, de se savoir un être comestible parmi d’autres.
Est-ce pour fuir cette situation, certes inconfortable, que l’occidental a érigé des barricades autour de son humanité, qu’il a réifié la « nature » et transformé la terre vivante en chose inerte ? L’écoféministe australienne Val Plumwood, dont Émilie Hache nous a parlé cette semaine, pense en effet que l’exceptionnalisme humain peut se définir ainsi : le seul être qui ne se conçoit pas comme mangeable. Conclusion à laquelle elle est arrivée après avoir fait l’expérience physique d’être déchue de son statut d’exception : pendant de longues minutes, elle a été la proie d’un crocodile qui la serrait entre ses dents et la plongeait et replongeait au fond du fleuve. Survivante, sa vision du monde en a été bouleversée. Et elle a observé comment notre dualisme nous a conduits à considérer les êtres que nous mangeons comme étant seulement des corps, esquivant par là le problème fondamental que tout animiste doit se poser. Plumwood pense que nos dualismes occidentaux si particuliers, tels que culture/nature, raison/sentiment, esprit/corps etc. qui consistent le plus souvent à dévaloriser l’un des deux termes au profit de l’autre, ne proviennent pas d’une regrettable erreur de pensée, mais sont toujours des justifications de la domination : c’est la « pensée du maître ». Le dominant en a besoin pour nier sa dépendance inavouable à l’égard du (de la) dominé-e. Dans son ouvrage non traduit à ce jour, Feminism and the Mastery of Nature, Plumwood écrit : « La dévalorisation résulte des conflits irrésolubles que la domination crée pour le maître, car celui-ci veut faire usage de l’autre, profiter de ses services et les organiser à son avantage, mais sans reconnaître la dépendance que cela induit. Le déni peut prendre de nombreuses formes : rendre l’autre inessentiel, nier l’importance de sa contribution, voire sa réalité… »
Voilà qui vaudrait autant pour le rapport du maître à l’esclave que de l’homme à la femme, ou encore du « civilisé » à la « nature ». Aristote, dont Plumwood cite un passage de la Politique, ne s’y est pas trompé : « L’âme commande au corps comme un maître à son esclave ; et la raison, à l’instinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, on ne saurait nier qu’il soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l’âme (…). Il en est de même entre l’homme et le reste des animaux (…). Le rapport des sexes est analogue ; l’un est supérieur à l’autre : celui-là est fait pour commander, et celui-ci, pour obéir. C’est là aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme ou la brute à l’homme, et c’est la condition de tous ceux chez qui l’emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. »
Voilà donc quelques soubassements de notre civilisation franchement énoncés !
Pendant longtemps, les Espagnols ont appelé les indigènes « los naturales ». Les autochtones étaient considérés comme des forces naturelles que la civilisation se devait de dominer, comme des êtres gratuitement exploitables au nom de cette entreprise de « mise au travail générale du vivant »4 dont la fin (à moins d’un effondrement tout aussi général) ne semble pas en vue.
Comment déserter cette civilisation ? Comment pourrions-nous sauter du train en marche, nous qui aimons pourtant rouler vite et loin et prendre des douches chaudes et qui envisageons difficilement d’embrasser le cannibalisme ?
Questions vertigineuses, que nous n’avons pas résolues en une semaine. Parmi de nombreuses pistes évoquées, j’aimerais en suivre une. Plusieurs voix parmi nous formulaient le soupçon que la « pensée du maître » ait trouvé son origine dans le refus de la mort, dans le refus de la transformation, dans ce rêve de l’immortalité qui semble hanter notre civilisation, au moins depuis les pyramides et plus probablement depuis la naissance du patriarcat, nous coupant en deux, refusant de voir que la vie et la mort ne font qu’un…
Florence Brunois a témoigné de l’apprentissage difficile et fondamental qui lui a été offert en territoire kasua : « Dans le milieu de la forêt tropicale, la mort est partout, tout se décompose à une vitesse absolument extraordinaire. Tout se transforme. Tout ce que j’avais amené périssait, que ce soit mes habits, mes livres… tout pourrissait. Et constamment, je faisais des rêves où je perdais tous les gens qui m’étaient proches. Tout le monde mourait. Pendant presque six mois. Jusqu’à ce que j’en arrive finalement à accepter la mort, à ne plus vouloir perpétuer ma vie à tout prix. J’acceptais de mourir. Et je n’ai plus eu peur. La mort n’était plus séparée de la vie. La mort était vie. Je renonçais à la permanence. Et c’est là que les Kasua m’ont fait rentrer dans la forêt et que j’ai pu marcher avec eux, comme eux, en découvrant une vie beaucoup plus élargie. »5
Peut-être que quelque chose de cette expérience peut nous être accessible. Et peut-être que les effondrements à venir nous y prépareront.
Au final, malgré quelques promenades magnifiques proposées pour aller à la rencontre de nos voisins autres qu’humains, il faut avouer que nous avons passé une semaine sacrément anthropocentrée, et que nous avons beaucoup séparé la théorie de la pratique et le sujet de l’objet… pas facile de sortir de la cage !
Pour refaire communauté avec d’autres vivants, il nous faudra sortir de notre tunnel, les côtoyer, donner du temps sans compter, écouter leurs voix, apprendre leurs langages. L’apprentissage sera lent et patient. L’enjeu d’une semaine comme celle-ci ne pouvait être que de nous faire ressentir l’urgence de tels apprentissages, à une époque où la terre n’a certainement pas fini de trembler sous nos pieds.
P.S. : Pour ne pas finir, je voudrais citer quelques autres livres que j’ai croisés durant ces deux années et qui me semblent participer de la même constellation (les deux premiers auteurs ont également contribué aux rencontres) : Barbara Glowczewski, Rêves en colère ; Baptiste Morizot, Les diplomates : cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant ; Philippe Descola, Par-delà nature et culture ; Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts ; Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde…
Du 23 au 28 août 2020 de nouvelles rencontres se dérouleront sur la ferme de Lachaud. Elles ne seront pas organisées comme habituellement sur la base d’un programme d’intervenants mais sur celle d’un appel à contribution qui sera diffusé dans quelques jours : « Appel aux politiques de la Terre ». Ce temps d’élaboration collective s’inscrit dans la composition du front de résistance écologique (ou terrestre) dont la situation actuelle participe au redéploiement des forces. ecoledelaterre@riseup.net // https://materiaux-ecolesdelaterre.fr/.
Notes
- Émilie Hache empruntait cette expression à un ouvrage de David Abram dont elle nous a dit le plus grand bien : Comment la terre s’est tue, La Découverte, 2013. Pour sa part, Émilie est l’auteur de Ce à quoi nous tenons, propositions pour une écologie pragmatique (La découverte, 2011) et a dirigé plusieurs recueils autour de la philosophie écologiste et écoféministe, ainsi que la réédition de l’ouvrage fondamental de Starhawk : Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015.[↩]
- Du 23 au 28 août 2020 de nouvelles rencontres se dérouleront sur la ferme de Lachaud. Elles ne seront pas organisées comme habituellement sur la base d’un programme d’intervenants mais sur celle d’un appel à contribution qui sera diffusé dans quelques jours : « Appel aux politiques de la Terre ». Ce temps d’élaboration collective s’inscrit dans la composition du front de résistance écologique (ou terrestre) dont la situation actuelle participe au redéploiement des forces. Ecoledelaterre@riseup.net // https://materiaux-ecolesdelaterre.fr/[↩]
- Après Les Âmes Sauvages (La Découverte, 2016), Nastassja Martin vient de publier Croire aux fauves (Verticales, 2019), récit issu de sa rencontre presque fatale avec un ours…[↩]
- Le terme est de Jason W Moore, auteur de Capitalism in the Web of Life, Verso Books, 2015.[↩]
- Voir, parmi d’autres conférences en ligne de Florence Brunois-Pasina, sa contribution ici : https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/iacchos/laap/les-anthropologues-et-leurs-morts.html[↩]