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Cela ne pouvait plus durer. Pendant quelques décennies, ils avaient survécu tant bien que mal avec leurs proches dans les Tours Inversées, qui développaient leurs architectures au-dessous du sol, à l’abri de la fonte. Sachant que leurs piles pouvaient être désactivées à distance, les Cerbères dépêchés par les Touristes – ainsi se nommaient les habitants des Tours Inversées – n’hésitaient pas à convertir leur angoisse permanente en massacre méthodique, tuant les Terreux qui s’approchaient d’un peu trop près des sas insuffisamment camouflés.

Mais l’air irrespirable et la mort à l’étuvée qui, dans l’atmosphère cramoisie, attendaient les Terreux, poussaient ces derniers à attaquer les Cerbères à mains nues, à coups de dents parfois. Peu à peu, les Terreux s’infiltraient dans les Tours Inversées, qui s’autodétruisaient les unes après les autres, en vertu du précepte fondamental ayant guidé les Touristes depuis leur première expropriation réussie : plutôt mourir que de donner quoi que ce soit aux Terreux, plutôt la destruction des infrastructures technologiques que leur utilisation gracieuse – « plutôt cramoisis que rouges ! », comme les Touristes aimaient à dire non sans s’esclaffer, lors de leurs royales parties de FPS.

Voyant cependant leurs semblables succomber les uns après les autres, les Touristes contrariés prirent la décision qu’ils avaient jusqu’alors repoussée : quitter la Terre pour aller coloniser l’exo-planète Volva, analogue terrestre situé à environ 1043 neuro-parsecs, dans la lointaine Galaxie du Perroquet. Les ingénieurs aux ordres des Touristes avaient commencé à construire la fusée à l’abri des regards, dans la Vallée de la Carne, juste avant que le permafrost ne relâche son méthane, et conçu la technique du Gel Amorphe qui permettrait aux membres de la classe Touriste de traverser le cosmos en un rien de temps. Quitter la Terre s’était pourtant avéré une perspective douloureuse : c’était abandonner un lieu de jouissance – inauguré dès la décimation de la mégafaune, poursuivi en ouvrant le Passage du milieu, et couronné de succès lorsque respirer fût taxé.

Mais le temps pressait ; les Touristes survivants montèrent dans la fusée Acosma ; les voilà très vite aux parages de Volva, planète aux conditions environnementales similaires à celle de la Terre ; mais une déconvenue les attendait : Volva était cramoisie comme une orange. Après trois siècles de développement tout azimut, le dégel brutal du permafrost avait rendu la planète inhabitable.

Adam Losange, de l’ancien Théâtre de l’Ombre

*

Une proposition de lecture : des fantômes venus du futur.

Un des symptôme de la vie en Anthropocène a récemment reçu un nom : le syndrome pré-traumatique. En effet, comment ne pas être blessé quand on vit dans un monde qui se figure déjà l’avenir désastreux qu’il se prépare ? Comment ne pas suffoquer dès maintenant ? Notre présent est hanté par des fantômes venus de futurs désormais éteints. Les récits de Losange1 ne sont donc pas des récits d’anticipation : ils ne figurent pas un futur probable, mais inventent au présent une réponse à l’absence de futur qui se dessine à l’horizon.

Nombre de récits contemporains s’attachent à ré-enchanter notre rapport à un monde déjà en ruine – par le fait que nous n’avons pas su l’habiter. L’opération ici est tout autre. Il ne s’agit pas de dire et faire un autre rapport au monde, mais d’ouvrir l’abîme qui est sous nos pieds.

Il ne s’agit pas non plus de former des récits et des figures propres à emporter l’enthousiasme collectif. « Les Terreux, ils sont livides »2. Ils ne sont pas attirants, ils ne fonctionnent pas comme des attracteurs. C’est une tout autre figure imaginaire de la politique qui se dessine ici. C’est justement parce qu’ils sont repoussants qu’il s’agit d’être de leur côté. Qui sont les terreux, que veulent-ils ? Rien, rien ! Ils ne consistent que par leur condition politique : une condition irrespirable.

La figure des Terreux nous indique une communauté politique dans le monde réel, depuis la reconnaissance d’une condition commune de futurs Terreux. Une communauté certes pas séduisante, mais peut-être la seule qui soit apte à faire face au réel sans nous amener à « convertir l’angoisse en massacre méthodique ». En nous faisant rouges plutôt que cramoisis, les fictions tristes et méchantes d’Adam Losange nous ouvre paradoxalement un espace de co-respiration.

Alors la fiction elle-même opère la vengeance des Terreux. Elle restitue aux Touristes de notre présent leur absence de futur, et ramène l’enfer qu’ils nous préparent dans la bataille du présent. Car le désir d’être de ceux qui pourront « survivre tant bien que mal avec ses proches » n’a jamais été neutre : il a toujours été un positionnement de classe, celui des Touristes, celui de l’angoisse qui rend aveugle. Et aujourd’hui plus que jamais.

« Il nous faut devenir les porte-parole de nos fantômes »3. Faire en sorte que ce qui est inscrit en nous d’un futur inexistant trouve une voie pour s’exprimer, ici et maintenant. Est-il possible de porter dans nos actions politiques cette puissance terrifiante qui n’est pas la nôtre ? Les fantômes du futur que sont les Terreux peuvent en tout cas être des guides précieux pour forger une réponse politique ajustée à notre présent.

Léna Balaud


1 Les autres fictions d’Adam Losange sont : « Prendre le train en marche », Lundi Matin, Septembre 2017  (https://lundi.am/Prendre-le-train-en-marche) ; « A Communism of Ghosts » (Alienocene, Stratum 3, Octobre 2018, à paraître) (https://alienocene.com/) ; « Théorème de Losange », Lignes N°54, 2017 (https://atoposophie.wordpress.com/2017/09/30/ici-et-maintenant/)

2 Communication personnelle avec Adam Losange.

3 Idem