Nous avons décidé de ne pas franchir l’Euphrate pour des raisons de sécurité. J’envisageais de me rendre dans la « zone tampon » de Shehba, située à l’ouest des cantons de Cezire et Kobane, où se sont réfugiés la plupart des habitants d’Afrin depuis la prise de la ville le 18 mars 2018 par l’armée turque et ses alliés dans le cadre de l’opération « Rameau d’olivier ». Mais la présence du régime syrien et la proximité avec l’occupation turque ont finalement eu raison de cette étape jugée trop risquée ; c’est donc à Kobane que je rencontre les familles de réfugiés. La solidarité qui s’exerce ici, dans une ville qui se relève elle-même à peine des combats, est remarquable. Mes hôtes tiennent tout d’abord à m’emmener visiter un hangar : on se gare sur un parking poussiéreux ; les murs des bâtiments sont encore grêlés des impacts de tirs ; à l’intérieur, une petite dizaine de bénévoles s’affaire. Le lieu est rempli de tas de couvertures, de matelas, de brouettes, de seaux et de chaises empilés destinés aux réfugiés. Ceux-ci ont tout perdu lorsqu’ils ont du fuir précipitamment la ville, après plus de cinquante jours de siège.
On n’a fait de mal à personne ! On a battu Daech, et les États européens n’ont rien dit à la Turquie.
Ayse a quitté la ville lorsqu’une bombe a tué quatre de ses amis : « Je voulais aller les chercher. Quand je suis arrivée, j’ai vu des têtes, des tripes, des pieds. Je portais cette robe. » Elle touche le tissu noir à pois blancs qu’elle continue de porter en souvenir de ses amis. « Elle était pleine de sang, du sang partout. J’ai dit à mon mari : ça suffit, je ne peux plus. » Ayse a fui avec une partie de sa famille vers Shehba, où se trouvaient déjà son frère et sa belle-fille, puis tous ont rejoint Kobane. Son mari et sa fille Lorenda sont quant à eux restés à Afrin. Ils sont morts tous les deux. Dans la pièce où nous sommes installés, les murs sont nus, à l’exception de l’affiche qui les représente. Je reconnais la photo : elle était à l’avant du premier véhicule qui m’a conduite à Qamishle. Lorenda, 17 ans, sourit à l’objectif ; elle porte un appareil photo ; elle était journaliste pour les YPJ. En face de moi, assis en tailleur, son jumeau écoute nos échanges sans rien dire. À la fin de l’entretien, il glisse simplement d’une voix calme : « C’est la moitié de mon cœur qui est partie. » Avec les frères et sœurs, une nièce, et leurs enfants, ils vivent à douze ici. Ayse a 53 ans — elle en paraît 20 de plus.
À quelques pas de la colline de Machtanour, Cihan et sa famille m’accueillent à leur tour. Il y a quelques années, Cihan habitait à Alep. Quand les combats y ont éclaté, elle s’est réfugiée à Afrin. Et puis il a fallu fuir Afrin, aussi. La famille est arrivée, il y a moins de trois semaines, à Kobane : « Je suis restée autant que je pouvais, je suis partie quand tout le monde est parti. On était cachés dans la cave avec nos voisins. Les avions bombardaient sans arrêt. Le bruit, les explosions, les avions, les cris : on n’avait plus notre cerveau. Ils bombardaient sans arrêt. » Elle répète ses phrases avec colère. « On a résisté, et finalement, on a dû partir. Comme des chiens, on est sortis. » Son index frappe le sol. « Sans rien, ni chaussures ni vêtements. On est partis avec ce qu’on avait sur nous. Mais qu’est-ce qu’on a fait, nous, les Kurdes ? On n’a fait de mal à personne ! On a battu Daech, et les États européens n’ont rien dit à la Turquie. » Son mari a été tué, son fils aussi. Elle me tend sa photo affichée sur son téléphone, puis me fait écouter les messages audios envoyés par une amie restée à Afrin. La voix est hésitante, se brise, reprend, entrecoupée, comme si elle respirait avec difficulté. Les silences sont éprouvants. Elle explique qu’il n’y a pas de lait pour les enfants, qu’elle entend encore des tirs. Des gens frappent sans cesse à la porte, elle n’ose pas ouvrir et reste terrée chez elle. Son fils, un ancien asayish, a été arrêté : elle ne sait pas où il est. Sa propre mère est vieille et malade, elle n’a pas de voiture, personne pour l’aider, elle ne peut pas partir. Le son s’arrête. Cihan reprend son téléphone et se frotte les yeux. « Ça suffit. On a perdu nos maris, nos maisons, on a tout perdu. Je veux juste que quelqu’un arrête cette guerre. » Son visage est marqué. Une fois de plus, je suis sidérée quand elle m’annonce son âge. Cihan a 40 ans.
Je tiens à ces témoignages, à ces photos et ces visages usés trop tôt, qui incarnent ce qui se passe et l’ancrent dans le réel. La guerre est un concept devenu lointain et abstrait, en France ; se prendre une claque de réalité sur le terrain n’est jamais vain. Malgré tout, la vie reprend à Kobane, malgré les échos permanents des combats passés et présents. Quand nous repartons de chez Cihan, quatre femmes croisées sur le chemin nous proposent un tchai au soleil. Des enfants font du vélo. En ville, sur les pelouses, on sort des chaises, un militaire s’achète un cornet de glace. Ces allers-retours continus entre le fracas et le calme, entre les chantiers de reconstruction et les ruines, les chassés-croisés entre victimes d’hier et d’aujourd’hui, la Turquie qu’on voit si proche, si semblable et si menaçante à la fois, tout cela forme un maelström d’impressions qui désarçonnent sans arrêt. Comme pour prolonger ce sentiment, dans la voiture les filles mettent de la musique et se mettent à chanter joyeusement : elles m’expliquent dans un rire que la danse fait partie de la lutte et de la révolution.
Une ligne de jeunes recrues apprend et répète inlassablement les mouvements de base, s’accroupit, se redresse, se met en position et mime le tir en criant.
Le lendemain, à quelques pas des rives de l’Euphrate, nous nous rendons à un camp d’entraînement des combattantes des Unités de défense de la femme — les YPJ. Nous traversons pour y arriver une zone entièrement vidée de ses habitants, qui était tenue par Daech : beaucoup de familles ont travaillé avec l’ennemi et se sont enfuies, d’autres ont quitté cette zone à cause des mines qui y sont enfouies. Il est prévu, me dit-on, que les familles puissent revenir prochainement dans les zones sécurisées. Mais personne, pour l’heure, n’y entend les détonations retentissantes des tirs des YPJ. Nous les retrouvons dans un champ. À l’arrière, une ligne de jeunes recrues apprend et répète inlassablement les mouvements de base, s’accroupit, se redresse, se met en position et mime le tir en criant. Devant, trois instructrices les accueillent une par une, derrière un succédané de mur contre lequel elles doivent s’allonger avant de viser deux cibles au fond du champ. Les balles sont réelles, les douilles volent. Certains visages sont dissimulés par une cagoule ou un foulard. Alors que je me tiens en retrait, intruse et décalée au milieu de cette armée, ce sont elles qui viennent m’accueillir avec chaleur et amitié. Leur commandante en chef et porte-parole, Nesrin Abdullah, a été reçue par le président Hollande en février 2015, après la libération de Kobane. Elle était aussi dans la délégation du Rojava et de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord reçue par le président Macron le 29 mars dernier — le jour même où j’interpellais Laurent Wauquiez sur Afrin en session régionale, à Lyon. Je la rencontre à Qamishle. Ses mots d’accueil sont à l’image de tout notre entretien : francs, posés et bienveillants. « Notre révolution est celle des femmes. C’est aussi ton pays, ici. »
Nesrin est une ancienne journaliste : cela se ressent dans l’analyse qu’elle porte. Elle m’expose que, si c’est plus visible au Moyen-Orient et en Syrie, c’est en réalité le chaos partout, de l’Europe à l’Amérique latine, et que tout est lié : politique, économie, militaire… Ce qui touche le Moyen-Orient touche l’Europe, et vice-versa. Elle s’inquiète de voir pointer, dans une partie de la population syrienne qui a tout perdu, un attachement découragé au régime, faute de système alternatif comme il en existe ici au Rojava. Le nord du pays s’est préparé, s’est battu et a construit ses propres assemblées ; il a combiné protection armée et construction démocratique et ne reviendra pas en arrière sur des libertés chèrement payées. Mais ce n’est pas, dit-elle, le cas de tous les Syriens. Son constat est lucide et posé. Elle pointe la responsabilité de tous : la Russie qui laisse faire le régime et a abandonné Afrin à la Turquie ; l’Iran, avec son projet de ligne chiite jusqu’à la mer, via l’Irak et la Syrie ; Daech, bien sûr, et les différents groupuscules djihadistes ; la Turquie, qui veut jouer dans la cour des grands et s’étendre dans tout le Moyen-Orient ; l’Europe et les États-Unis. Tous mènent leurs propres intérêts dans la zone, veulent leur part des richesses du pays et parasitent la Révolution. En attendant, contrairement à ce qu’on entend parfois en Occident, Daech est encore présent dans certaines régions de Syrie : à Hajin, Boukamal, et même dans une petite partie de Damas. Dans ces zones, poursuit-elle, la population est maintenue sous contrôle militaire et idéologique par la peur, l’islam est détourné, les habitants montés les uns contre les autres : « Une situation très dangereuse. » C’est toute une génération qui ne connaît que la guerre et grandit sans études, poussée à s’identifier comme chiite, alevi ou musulman. Le terreau du racisme. Or, déclare-t-elle, on laisse faire : s’ils l’avaient voulu, les États en auraient fini avec Daech. Mais tant que Daech est là, les forces étrangères gardent une raison d’y être aussi.
Nous évoquons sa rencontre avec Emmanuel Macron, qui s’est engagé à apporter le soutien militaire et politique de la France, notamment pour que les Kurdes1 soient désormais présents autour de la table des négociations et reconnus comme acteurs à part entière. J’interroge également Nesrin sur le sort de Manbij, identifiée comme prochaine cible par le président turc. Dans cette ville vivent des Kurdes, des Arabes, des Tchétchènes, des Turkmènes. Et le combat s’y mène déjà par une guerre psychologique : elle m’explique que les Turkmènes sont sous la pression de la Turquie, qui en appelle à leurs racines communes ; des familles reçoivent des appels menaçants de proches résidant en Turquie ; des gens de Daech sont encore cachés dans la ville et la Turquie n’hésite pas à commanditer des assassinats ciblés. Elle redoute que ce travail de sape ne finisse par retourner la population contre la présence de la coalition — des forces françaises et états-uniennes stationnées à Manbij. Enfin, elle me précise que contrairement à ce que prétend la Turquie, il n’y a pas de YPG-YPJ là-bas : la ville dispose de ses propres forces de protection. J’aurais encore mille questions et sujets à aborder mais nous devons nous quitter : nos échanges ont duré plus de deux heures.
L’armée est populaire, ici, dans tous les sens du terme : chacune, chacun a un frère, une cousine, un voisin, des amis engagés.
J’ai trouvé, dans les propos de la porte-parole des YPJ, la confirmation de plusieurs observations. D’abord, et c’est écrit en toutes lettres dans la brochure de présentation du Kongra Star, la conviction que la paix passe par le fait de reconstruire de bonnes relations entre Syriens, qu’ils soient musulmans, chrétiens ou yézidis, arabes, turkmènes ou kurdes. Ensuite, que la protection du peuple passe par l’éducation : dans chaque lieu collectif au Rojava, de Jinwar à la commune internationaliste en passant par les locaux du Kongra Star, on trouve une académie, des lieux d’étude, une salle de formation. Enfin, Nesrin a formulé ce sur quoi j’avais du mal à poser une pensée claire depuis mon arrivée : il y a un sentiment curieux, quand on arrive au Rojava, à se sentir du même camp que le pouvoir et l’armée. Ce n’est pas si souvent… Une partie de cette étrangeté tient au fait que cette « armée », les YPJ-YPG, n’en est pas une, pas au sens où on l’entend habituellement : ce ne sont pas des militaires de profession, mais des civils formés. Ce ne sont pas des forces d’attaque mais de protection. La notion d’autodéfense est essentielle dans le projet du Rojava : depuis le massacre des Yézidis au Sinjar en 2014, chacun sait la nécessité de pouvoir se protéger sans compter sur l’extérieur. La loyauté et la proximité des forces armées sont parmi leurs grandes forces, me confirme Nesrin. Alors que l’armée turque bombardait sans relâche depuis des semaines et n’était plus qu’à un kilomètre d’Afrin, les gens ne voulaient toujours pas partir. « Nous avons tenu deux mois face à la deuxième puissance de l’OTAN. » L’armée est populaire, ici, dans tous les sens du terme : chacune, chacun a un frère, une cousine, un voisin, des amis engagés, et c’est une des raisons pour lesquelles les habitants leur font confiance pour les protéger — ce sont les leurs.
J’ai passé la nuit chez une des dirigeantes du Kongra Star et son compagnon, poète. Nous avons beaucoup discuté dans leur petit jardin où trône un magnifique néflier. Ils sont cependant restés discrets sur leur vie privée et c’est Nupelda qui me confiera que leur fille a été tuée par Daech dans un attentat kamikaze, il y a deux ans. J’ai dormi dans sa chambre, décorée de diplômes universitaires et de photos d’anniversaires. Elle avait 22 ans, et attendait son premier enfant.
Il me reste deux rencontres importantes à effectuer avant de repartir demain, tout d’abord : Ilham Ehmed, la coprésidente du Conseil démocratique syrien. Le CDS est une formation kurdo-arabe opposée au régime de Bachard Al-Assad, dont est membre le PYD. Branche politique des Forces démocratiques syriennes alliées à la coalition contre Daech, le CDS travaille pour toute la Syrie et est implanté au-delà du Rojava — à Alep, par exemple. Ilham m’accueille en soulignant que ma venue, en tant qu’élue européenne (la première à venir au Rojava, semble-t-il), « donne du courage et montre qu’on est sur la bonne voie. Ici, on pense le temps long. La Syrie est en crise depuis sept ans, entre le projet chiite de l’Iran, celui turco-musulman de la Turquie, celui du régime syrien, et enfin le nôtre : réunir toutes les cultures, ethnies et religions ».
Elle n’évite aucun sujet : la Russie qui, selon elle, « est en train de dire clairement qu’elle est contre [leur] projet et soutient le régime » ; l’Europe : après avoir fait remarquer en souriant que « sur les femmes, on l’a dépassée », elle dit que « personne ne soutient Afrin contre la Turquie, qui est en train d’y installer les islamistes de la Ghouta. Emmanuel Macron est le seul à être intervenu, mais pour l’instant ce sont des paroles. On ne comprend pas quelle est la position de l’Europe sur la Syrie et le Rojava ». Je me permets de pointer que la Turquie est membre de l’OTAN, tout comme 22 des États membres de l’Union européenne, et que cette dernière a signé un accord et déjà débloqué deux tranches de trois milliards d’euros chacune, sur quatre ans, pour que la Turquie accueille et retienne les réfugiés chez elle. Sauf que le mur de près de 900 kilomètres, le long de la frontière entre la Turquie et la Syrie du Nord, que j’ai longé pendant tout mon séjour, laisse peu de possibilités à celles et ceux qui le voudraient de se réfugier en Turquie. Et il s’avère en outre que « l’Union européenne a payé à la Turquie pour 83 millions d’euros de véhicules militaires et d’équipements de surveillance afin de traquer les réfugiés, y compris à la frontière turco-syrienne, pourtant officiellement ouverte2 ». Ilham tient à préciser que la Turquie ment et gonfle considérablement ses chiffres à ce sujet : bien moins de réfugiés y sont accueillis. Elle précise également que parmi eux beaucoup ont ouvert des magasins, créé leur activité et qu’un million aurait obtenu la nationalité turque. S’ensuit une discussion animée entre nous : Ilham voudrait que l’Union européenne condamne politiquement l’offensive et affirme que la population d’Afrin doit pouvoir rentrer chez elle. Je pense hélas que ce serait certes satisfaisant, mais tout à fait insuffisant au vu de l’alignement sur l’OTAN et de l’affaiblissement de la diplomatie européenne, dépourvue de souveraineté et soumise au pouvoir économique du dollar et aux lois d’extraterritorialité des États-Unis, comme on le voit aujourd’hui sur l’Iran3. Nous discutons également du rôle des Nations Unies, dont le Conseil de sécurité est resté bien timoré face à l’agression turque, en se contenant d’appeler Recep Tayyip Erdoğan « à la retenue ». L’heure file sans qu’on s’en rende compte, l’échange est passionnant, mais je dois partir : j’ai rendez-vous avec la Commune internationaliste.
Non seulement un autre monde est possible, mais il est en cours, parfois. Les gens qui viennent ici cherchent une perspective révolutionnaire.
Dans sa configuration actuelle, notamment en matière de visibilité publique puisque la Commune dispose maintenant d’un site et même d’un compte Twitter, le lieu existe depuis moins d’un an. J’y suis accueillie par une douzaine d’internationaux. Ils viennent principalement d’Europe, surtout des Allemands et des Français, mais aussi du Moyen-Orient et d’Amérique latine — un chassé-croisé parfois difficile à comprendre pour les Kurdes, dont certains cherchent à faire le trajet inverse pour aller vivre en Europe. Aucun n’a plus de quarante ans. La plupart sont là depuis plusieurs mois, plus que ce qu’ils avaient prévu au départ : « Partir maintenant, ce serait comme arrêter un film au milieu ». Tous sont venus participer à la Révolution : « Non seulement un autre monde est possible, mais il est en cours, parfois. Les gens qui viennent ici cherchent une perspective révolutionnaire », sans pour autant vouloir prendre les armes. C’est en quelque sorte le pendant civil des bataillons internationalistes engagées aux côtés des YPJ-YPG, à l’instar de celui que commande le français Hogir, croisé à la commémoration à Amuda. Depuis que la frontière a été rouverte en septembre, m’expliquent-ils, les internationalistes recommencent à venir, « pas juste pour aider, aussi pour construire ». Ce n’est pas évident, aussi pour qu’ils soient véritablement utiles et efficaces, la Commune accueille les nouveaux venus avant qu’ils ne partent travailler un peu partout dans le Rojava. Elle leur apprend la langue, leur donne les premières clés culturelles : « Ça n’est pas juste un autre pays, c’est un autre monde ». Elle les forme aux principes fondateurs de la Révolution en cours. Face à une vallée dégagée, deux maisons accueillent les femmes et les hommes, une troisième abritera l’académie de formation.
Alors qu’une partie du groupe part pour se rendre à une commémoration, nous prenons le thé sous des poutrelles en bois qui forment la structure du futur lieu de vie et de réunion commun. Sans plus de préambules, nous entrons très rapidement dans la question de la résistance armée, dans les responsabilités du capitalisme, évoquons aussi bien Abdullah Öcalan qu’Aldous Huxley, discutons de stratégies de communication, et explorons ce qui se joue au Rojava. L’échange est sérieux, fluide et profond à la fois : les quatre militants sont solides, les argumentations intellectuelles et complexes. S’ils avaient des réticences à rencontrer une élue française, celles-ci semblent en tout cas levées. Le refus du capitalisme vert et l’écosocialisme nous fournissent un terreau commun. En contrebas, un potager et une serre, où les internationalistes font des essais de boutures. Leur projet, intitulé pour les réseaux sociaux #MakeRojavaGreenAgain, vise à contribuer à la reforestation du Rojava dont les écosystèmes ont été mis à mal par la monoculture de blé imposée par le régime syrien : « Le régime a tout fait pour déconnecter les gens de leur terre, jusqu’à leur interdire de planter des arbres dans leur propre jardin ! Ici, c’était une colonie. Et dans un pays en guerre, la vie est précaire, et la valeur accordée au vivant toute relative. Tout est à ré-apprendre. »
Il s’agit pour les habitants du Rojava de réinvestir leur propre terre, leur autonomie alimentaire, leurs paysages et leur avenir : pourquoi planter un arbre qui mettra parfois des dizaines d’années à porter ses fruits, quand vous risquez d’être chassé de chez vous dans une semaine, un mois, un an ? L’écologie se construit sur le temps long, qui a été aboli ici. C’est une des raisons pour lesquelles le volet écologiste du projet du Rojava est si important. Et il y a fort à faire. Il y a d’abord les contraintes imposées au Rojava, qui ne peut raffiner son pétrole sur place et doit l’importer au gré des embargos, ce qui fait germer des raffineries artisanales extrêmement polluantes, et un carburant qui l’est tout autant. Ensuite, il y a l’eau, à économiser, et les déchets, à collecter et réduire. Il est difficile de précisément démêler ce qui tient de l’éducation et ce qui tient aux mécanismes territoriaux et infrastructures qui n’ont pas encore pu être mis en place. Le régime syrien a tout laissé dans un état catastrophique. Comme me le disait Fawza al Yussef, de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord : « On veut créer notre propre modèle, sans oublier l’écologie : l’homme fait partie de la nature. Mais oui, sur les déchets c’est une vraie question, une difficulté. Des projets sont en cours, c’est un sujet dont on discute beaucoup. Mais nous manquons de techniciens, de matériel et d’expérience : avant la révolution syrienne il n’y avait rien… On doit tout apprendre, tout est à construire. » Tout ? Pas tout à fait. Les structures féodales et productivistes du régime syrien ont déjà été fortement bousculées, Daech chassé. Les bases du confédéralisme démocratiques sont en germe. Le Rojava a redressé la tête, et continue de résister tout en construisant un avenir différent pour son peuple, aux antipodes de celui que les belligérants veulent lui imposer.
C’est ma dernière nuit ici. Demain je reprendrai le chemin en sens inverse le long du mur turc, des derricks, des portraits d’Apo4, des cimenteries et des camps, jusqu’à Erbil. Je repars lestée de réflexions en suspens, de notes, de témoignages et d’images, que je me suis engagée à transmettre. J’ai l’impression d’être partie un mois, mais aussi de quitter le Rojava juste au moment où je commence à me sentir à l’aise. J’ai été invitée à revenir. En attendant, installée sur la petite terrasse de la maison des hôtes à Remilan, je capte les derniers rayons de soleil en fumant une cigarette. Rojava veut dire « ouest », roj est le jour.