Sur les rives du Tigre, les bagages s’entassent sous un soleil de plomb. Un bébé pleure, un policier m’offre une cigarette. Du Kurdistan irakien, on voit, à quelques brasses, la berge côté syrien. Je suis devant le fameux bac1, seul moyen de passage de la frontière, qui doit m’emmener au Rojava. C’est un voyage que j’attends depuis deux ans. En mars 2016, j’avais embrassé le printemps à la fête traditionnelle du nouvel an kurde, le « Newroz », à Diyarbakir, au Kurdistan turc. J’ai depuis dévoré documentaires et lectures, enchaîné les manifestations de soutien, lu chaque article du contrat social du Rojava et relevé ses échos troublants avec l’écosocialisme, bref : je suis tombée dedans. Avec une curiosité politique grandissante pour cette région autonome du nord de la Syrie, au cœur du Moyen-Orient, qui mène sa révolution féministe, socialiste et démocratique malgré le régime d’Assad2 et les combats contre Daech. Je voulais aller voir ça de plus près.
C’est comme pour les femmes : le maquillage, les jolis vêtements, ils n’aiment pas tout ça, ils disent que la femme ne doit pas se vendre.
À l’automne 2016, une possibilité fragile s’était ouverte de passer par les montagnes irakiennes pour rejoindre la Syrie mais l’offensive avait été lancée sur Mossoul, et l’expédition reportée sine die. Je me suis recentrée sur la Turquie, enchaînant toute l’année les missions d’observation de procès politiques à Ankara avec les camarades kurdes du Parti démocratique des peuples, le HDP. Le 27 février dernier, une rencontre inattendue dans l’Isère avec un journaliste kurde syrien, puis avec une équipe de documentaristes de France 2, a tout relancé : après des semaines d’échanges de mails avec le poste-frontière, de recherche d’informations tous azimuts sur la manière de procéder, d’attente de visa irakien, de tentatives plus ou moins réussies pour rassurer mes proches et de contacts avec les autorités françaises — tachant de m’en dissuader —, et kurdes irakiennes — se faisant gentiment prier —, j’ai enfin pu m’envoler pour Erbil, l’aéroport international tout juste rouvert au Kurdistan irakien. Lestées des lourds gilets pare-balles fournis par la rédaction de France 2, nous nous sommes ainsi retrouvées avec les trois documentaristes au Classy (sic) hôtel d’Erbil. On y croise des journalistes et des humanitaires qui passent régulièrement la frontière ; des élus européens, beaucoup moins. L’ambassade d’Irak aurait en attente des demandes de visas de politiques français qui datent de 4 ou 5 mois : je dois à un ange gardien d’avoir obtenu le mien.
À Erbil, nous passons la soirée avec un fixeur3 kurde irakien qui nous met en garde contre la présence du régime syrien à Qamishle, une des principales villes du Rojava, en nous conseillant de ne pas trop nous en approcher. Il s’étonne de ce qui est en train de se passer chez les voisins : « Eux, ils ne s’intéressent qu’à l’humain, ils ne veulent pas d’autoroutes. Ici, au Kurdistan, nous on fait des affaires. Vous savez, d’ailleurs, tous les produits sont turcs ici. Ils auraient pu faire pareil. Pas avec la Turquie, d’accord, mais avec Assad par exemple. Ils pourraient avoir des matériaux de construction s’ils voulaient, des routes, tout ce qu’il faut. Le Rojava n’est pas pauvre : Afrin, c’était une région très riche. Mais ce n’est pas leur idée. C’est comme pour les femmes : le maquillage, les jolis vêtements, ils n’aiment pas tout ça, ils disent que la femme ne doit pas se vendre. Par exemple, les publicités pour les voitures avec une femme, tout ça, ils n’aiment pas… » On sent un mélange d’incrédulité, de décalage culturel et idéologique, et même un soupçon de mépris dans sa voix. La mienne me dit que je suis au bon endroit.
Le lendemain, 6 heures. On roule vers la frontière, drapeau kurde dans la portière. Avec le chauffeur, nous réinventons l’internationale des fumeurs : une irakienne contre une Camel française, le pouce qui mime un briquet, langage des signes universel. Le paysage défile, des champs cultivés, des montagnes en fond de décor majestueuses et rocailleuses. Les panneaux électoraux en vue des élections législatives du 12 mai composent une galerie de portraits improbables tailladés pour laisser passer le vent ; sur la route, les casques de moto sont remplacés par des foulards à damier noir et blanc. On dépasse le panneau Mossul, on longe une carrière, des bâches du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) recyclées en rideau de fortune entre deux échoppes de bord de rue, des camps de réfugiés repérables à leurs réserves d’eau Unicef et leurs tentes blanches et bleues. La route est émaillée de check-points où je capte au vol quelques mots. « Fransa », « Rojava ». Je redoute le moment où ça va coincer, mais les visages restent détendus ; plaisanteries sans tension de l’autre côté ; on passe. Des eucalyptus qui me rappellent la Corse, des bergers avec leur troupeau qui squattent chaque bande herbeuse disponible. À l’approche de la frontière, les files de camions s’accélèrent et les flammes des puits de pétrole se multiplient au loin vers les montagnes. On arrive dans le triangle Irak-Turquie-Syrie.
Nous repartons sur des routes défoncées. Totalement. Il nous faudra 3 heures pour parcourir à peine 150 kilomètres.
Foreigners department du poste-frontière de Faysh Kabur, Irak. Deux jeunes femmes pimpantes nous accueillent d’un sourire, dans un anglais impeccable, et vérifient nos cartes et passeports. Nous échangeons quelques mots avec un Australien, responsable sécurité d’une ONG, qui se moque gentiment de son voisin à qui il manque un papier et qui ne pourra passer que le lendemain. Dehors, un homme passe la tondeuse à gazon sous le soleil. Il fait beau et doux. Je m’étais mentalement préparée à une journée de stress et d’embûches : elle s’avère moins tendue que nombre d’occupations universitaires. Plus bas vers le fleuve, le responsable du bac, tout en bienvenue, m’offre une cigarette après avoir vérifié nos bagages. Nos quatre allures d’occidentales ne passent pas inaperçues mais les regards sont bienveillants. La chaleur en revanche devient pesante. Je maudis les consignes de sécurité de France 2 en déchargeant un gilet pare-balles du coffre de la camionnette. On salue notre chauffeur irakien. On y est. Le Tigre, le bac, le Rojava en ligne de mire.
De l’autre côté du Tigre, je suis accueillie par le Kongra Star, le mouvement des femmes du Rojava. Les formalités de passage se règlent autour d’un tchai, au milieu de portraits d’Abdullah Öcalan — dit « Apo », l’idéologue du projet confédéraliste démocratique porté par le Rojava — et de caricatures d’Erdoğan. À 14 heures, c’est fait. Je suis officiellement au Rojava. Nous repartons sur des routes défoncées. Totalement. Il nous faudra trois heures pour parcourir à peine 150 kilomètres. Le paysage est le même que du côté irakien : des derricks4, un camp de réfugiés yézidis. Et cette fois la Turquie, à portée de tir. Je découvre le mur érigé par l’État turc le long de la frontière : des centaines de kilomètres de miradors qui me suivront durant tout mon séjour en Syrie du Nord. Nous nous arrêtons pour déjeuner en surplomb d’une vallée enserrée à l’extrême nord du pays, qui semble fertile — on n’aperçoit pourtant pas un paysan, pas un berger, et les terres ne sont plus cultivées : les champs sont devenus un no man’s land. Ils bordent la frontière turque, et ceux qui s’y sont aventurés ont essuyé des tirs à vue. Le restaurant diffuse des chansons françaises, Joe Dassin et Céline Dion, pour nous faire plaisir. Le décalage est étrange. On nous conseille d’éloigner la caméra, trop exposée. J’ai comme des remontées de Palestine, de ce berger coupé de son troupeau par des fils barbelés. Quand on avait essayé de s’en approcher, un haut-parleur nous avait ordonné de reculer. L’Histoire se répète et revêt toujours le même costume quand il s’agit d’envahir, d’opprimer, de tirer.
Notre véhicule est rempli de femmes qui fument allègrement cigarette sur cigarette. Le seul homme est un militaire, et c’est notre chauffeur. J’ai sa kalachnikov dans les pieds — une sensation bizarre, à laquelle je vais pourtant assez vite m’habituer : ici, tout le monde ou presque est armé. On traverse des villages. Je scrute chaque rue. Chaque visage. Des enfants, des familles, des vieillards. Beaucoup de femmes, quelques voiles. Tout semble incroyablement normal. Nous traversons de nombreux check-points tenus par les asayish, les forces de sécurité et de police liées au PYD, le Parti de l’union démocratique, l’une des organisations au pouvoir que je rencontrerai demain à Qamishle. Parfois, ils demandent au chauffeur son pass, sans hostilité. Tout juste un regard étonné en me voyant. Et, il me semble, bienveillant. Je suis hébergée pour la nuit à la maison des hôtes de Remilan ; on s’offre un petit tour de nuit pour se dégourdir les jambes après cette longue journée de route. Des gamins font du vélo, des femmes se promènent, on s’achète quelques pâtisseries et je finis par m’effondrer de fatigue sous une couverture ornée de grandes fleurs violettes après une toilette de chat à l’eau froide et un sandwich à la vache qui rit.
Nous, on a subi des milliers d’années de patriarcat, alors on va pas s’inquiéter pour eux maintenant ! Ils vont bien se débrouiller.
Départ, le lendemain, pour Qamishle : une série de rencontres officielles. Je me plie de bonne grâce aux passages obligés que j’anticipe un peu trop formels pour être vraiment éclairants, malgré mon envie d’aller au plus vite explorer les bas-côtés. Naturellement, je commence par mes hôtes, les porte-paroles et dirigeantes du Kongra Star, avec Evin Siwed et Makiye Hassou, que je retrouverai plus tard dans la suite de mon voyage à Kobane et Qamishle. Entre deux tchai, je suis interviewée et filmée par Rohani TV et l’agence ANHA, une petite vidéo dont je m’apercevrai dans quelques jours en retrouvant un peu de connexion qu’elle a circulé en France, magie des réseaux sociaux (et aussi dans la revue de presse locale). Le Kongra Star est un acteur clé du Rojava, dont la révolution a commencé par la libération des femmes, conformément aux préceptes d’Öcalan. Le mouvement sensibilise et aide les femmes à monter des coopératives, à se mettre à leur propre compte, à se former. C’est un réseau puissant avec des antennes dans la plupart des villes. Ce sont également elles qui ont œuvré aux deux grandes avancées législatives du Rojava, qui me seront citées en exemple à chaque rendez-vous : l’interdiction de la polygamie et des mariages forcés de mineures — un véritable tour de force quand on songe à la culture féodale et patriarcale qui avait cours auparavant. Bien sûr, tout n’est pas réglé ; l’évolution des esprits va prendre du temps, mais il est frappant de voir des femmes aller et venir librement, tête nue, travailler, conduire, combattre au front et prendre les rênes politiquement. C’est sans doute l’aspect le plus visible de la révolution en cours au Rojava. Alors que je m’émouvais même du risque de retour de balancier en observant que les hommes qui nous accompagnaient restaient à l’écart sans participer aux conversations, les femmes m’ont gentiment raillée de m’en inquiéter : « C’est vrai que pour eux aussi c’est une révolution. Du coup, le changement est compliqué à gérer : ils sont un peu dépassés par les événements et doivent trouver leur place dans cette nouvelle société, mais bon… Nous, on a subi des milliers d’années de patriarcat, alors on va pas s’inquiéter pour eux maintenant ! Ils vont bien se débrouiller. »
J’enchaîne avec la porte-parole du PYD, Ayse Hiso. Elle est originaire d’Afrin et comme toutes celles et ceux que je rencontrerai durant mon séjour, elle m’en parle avec gravité et émotion, en me montrant sur son téléphone des photos de la ville martyre, couverte de fleurs et de prairies… Nous partageons le repas classique du Rojava : une table couverte de salades de crudités, de pain plat, d’herbes aromatiques, de brochettes d’agneau et de poulet grillé, multiplicité d’assiettes dans lesquelles chacun vient piocher, le tout accompagné de sodas — l’eau est très polluée au Rojava, ce qui explique la profusion de boissons en canettes et l’omniprésence du thé, dont l’eau a bouilli avant d’être servie. Au cours des discussions avec Ayse, je me rends compte que nos prises de positions et campagnes de soutien en France sont connues et suivies ici (je me promets de me souvenir au prochain moment de découragement que tout ce qu’on fait, parfois dans l’indifférence générale, ne sert pas à rien).
Au Tev-Dem — le Mouvement pour une société démocratique, auquel le PYD est affilié —, je rencontre ensuite le co-président Abdul Salam Ahmed puis, dans les locaux de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, la pétillante présidente Fawza al Yussef, qui irradie de vivacité et d’intelligence. Je serai frappée tout au long de mon voyage par la classe immense de ces femmes en responsabilité : qu’elles soient combattantes, politiques, ou civiles engagées, la plupart d’entre elles ont un charisme fou, mélange d’humour et d’aplomb, de douceur et de dureté. On sent chez elles une détermination sans faille, la puissance de convictions à l’épreuve du feu et des larmes. À ce sujet, Fawza tient à insister sur le fait que « Erdoğan ne doit pas faire oublier le régime syrien », et que Daech ne peut être réduit aux armes : « C’est une mentalité. L’erreur de la coalition a été de ne miser que sur les combats, là où il y a besoin de culture et d’éducation. » Elle me parle du modèle du confédéralisme démocratique en projet pour la Syrie du Nord et des conseils locaux déjà en application au Rojava, des assemblées paritaires dont les élections prévues en mars ont du être reportées : toutes les forces ont été mobilisées par la guerre à Afrin et l’afflux de réfugiés.
L’armée turque et ses alliés islamistes sont en train de transformer la ville multiculturelle du Rojava en une enclave turque et arabe islamisée.
Je vais assister à une de ces assemblées le lendemain, celle du canton de Cezire à Amuda, ceinte de mon écharpe d’élue française qui ne passe pas inaperçue et semble même donner des idées à certains. L’assemblée du canton a été créée en 2014 ; la Fédération démocratique de la Syrie du Nord — qui englobe le Rojava, de facto autonome depuis 2012 — n’existe que depuis mars 2016 ; Daech puis l’armée turque ont multiplié les urgences et les fronts de mobilisation : il n’est pas étonnant dans ces conditions que la démocratie institutionnelle n’en soit encore qu’à ses balbutiements. J’en sors un peu sur ma faim, la forme restant finalement assez classique, mais heureuse d’y avoir observé la confirmation que oui, désormais au Rojava, des Kurdes et des Arabes, femmes et hommes, chrétiens et musulmans, de différentes cultures et religions, débattent ensemble — ce qui semble peut-être mineur lu de France, mais est loin d’être évident, rappelons-le, en Syrie. Après avoir salué ma présence, l’assemblée s’ouvre sur une minute de silence en hommage aux martyrs tombés à Afrin. Émotion d’être là pour partager ce moment, et sensation très étrange d’écho silencieux à des hommages similaires vécus à Lyon, dans l’enceinte d’une autre assemblée régionale, en mémoire des victimes de Daech en France. Puis la session s’ouvre sur un schéma assez standard : lecture fastidieuse du compte-rendu de la précédente assemblée, présentation de l’ordre du jour, appel des présents. Enfin, un point politique sur la situation — « Tout le monde donne son avis sur la Syrie, sauf les Syriens. » — puis la mise en débat d’un nouveau dispositif qui précise les conditions de sortie du territoire, via Faysh Kabur, vers l’Irak. Après sa présentation par un responsable du Comité de l’Intérieur, une femme s’élève contre cette restriction de liberté de circulation. D’autres modèrent, en soulignant les possibilités de dérogations. En toile de fond des discussions, la crainte que des menaces et pressions soient exercées sur les populations civiles pour vider le territoire, faciliter ainsi les bombardements et, in fine, le remplacement de la population : inquiétudes légitimes, hélas, quand on observe ce qui se passe à Afrin — l’armée turque et ses alliés islamistes sont en train de transformer la ville multiculturelle du Rojava en une enclave turque et arabe islamisée.
Cette tournée institutionnelle me laisse gorgée de tchai, de questions et de réflexions. D’abord, celle que si le Rojava rejette l’idée d’État et n’est pas sécessionniste mais bien fédéraliste, il sait pour autant se doter des instruments de l’autonomie : une politique des frontières, un début de fiscalité, des forces de sécurité et une armée, un programme scolaire enseigné en trois langues : ne manque plus qu’une présidence ! Fawza me reprend aussitôt, malicieusement : « Non, une fédération. » Ensuite, l’observation directe que chacune de ces instances respecte le principe de parité et anime, à différents niveaux, le confédéralisme démocratique en construction au Rojava, avec le projet de l’étendre à la Syrie du Nord puis — qui sait ? — à l’ensemble du pays. Tous insistent bien sur le fait qu’il ne s’agit pas uniquement d’un projet pour les Kurdes mais pour les Arabes, les Turkmènes, les Yézidis, les Alévis, aussi bien que les musulmans ou chrétiens, à Qamishle, Kobane comme à Raqqa. Enfin, je dois dire que les commentaires sont plutôt positifs sur le rôle de la France, l’un des seuls pays à avoir condamné clairement, quoique tardivement, l’attaque turque sur Afrin. La plupart de mes interlocuteurs semblent souhaiter que les forces armées françaises restent présentes en Syrie. Cette question est revenue à plusieurs reprises : les menaces du président Erdoğan de poursuivre l’offensive vers l’est et la ville de Manbij (sous contrôle des États-Unis) n’y sont probablement pas étrangères, de même que les déclarations de Donald Trump, depuis contredites, sur le retrait des forces états-uniennes du pays. Si on se surprend presque à oublier la guerre dans les rues paisibles du Rojava, elle reste omniprésente dans les cœurs et les esprits, tandis que se succèdent les témoignages établissant que l’armée turque et ses alliés djihadistes reproduisent aujourd’hui à Afrin les exactions de Daech et provoquent une vaste catastrophe humanitaire. Tous en appellent au soutien et au combat contre le « système de terreur d’Erdoğan ».
Nous repartons en voiture et la vie reprend en musique ; notre chauffeur lance avec un plaisir non dissimulé sa bande-son spéciale Rojava qui rythme le trajet. On monte le son, vitres grandes ouvertes ; je prends une grande bouffée d’air. Nous traversons la ville animée de Qamishle. Des adolescents lavent leurs motos à grands jets d’eau, un groupes de jeunes femmes passe en riant, une boutique animée vend des poulets vivants, et, sur la place, à côté des drapeaux et des portraits d’Apo, une affiche rend hommage aux trois militantes kurdes assassinées en plein Paris il y a cinq ans : Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Saylemez… Voir leurs visages ici me touche. Nous avons été des milliers à manifester à Paris en janvier pour réclamer la vérité sur ce triple assassinat. Un Turc, infiltré dans les réseaux kurdes parisiens, a été arrêté ; décédé, depuis — l’implication des services secrets turcs, pourtant largement documentée, n’a jamais été fouillée par la justice ni par le gouvernement français. Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, avait promis de faire la lumière sur ce qui s’était passé ; Emmanuel Macron n’a toujours pas reçu les familles : la veille de notre rassemblement, il recevait Recep Tayyip Erdoğan à l’Elysée…
Le soleil se couche, la route défile. La nuit tombe, on roule toujours. Sur ma droite, à quelques kilomètres, je distingue les lumières d’une grande ville. Entre elle et nous, une succession de petits points lumineux alignés au cordeau : le mur. Construit sur près de 900 kilomètres le long de la frontière syrienne par la Turquie, payée par l’Union européenne pour accueillir — et retenir — sur son territoire les réfugiés syriens. Un mur érigé précisément à l’inverse, pour empêcher les Syriens de se réfugier en Turquie. Contre-sens et folies du monde moderne. À minuit, l’électricité est coupée, le Rojava est plongé dans le noir. La Turquie reste illuminée. Mais, de notre côté, on voit les étoiles.