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Ce texte issu de la revue L’Œil de lynx n°83, Jura Nature Environnement.

Le 22/23 juin aura lieu dans le Jura la manifestation “La forêt gronde : des rencontres et diverses animations pour réfléchir à l’avenir des forêts et lutter contre des projets d’installations de panneaux photovoltaïques dans certaines forêts.


Dans « notre » monde, celui de la productivité économique, du « patrimoine naturel » des forêts, le scolyte crée le désarroi des exploitants forestiers et incite la presse à se préoccuper de l’état des forêts, à l’accuser, à le montrer du doigt comme responsable des ravages. C’est un envahisseur vorace. Ce vocabulaire guerrier, on le trouve constamment utilisé à son sujet. Une guerre étrange, menée à distance par des insectes de 5 mm. Des scolytes, il en existe de nombreuses espèces, mais celui qui irrite, c’est l’ips typographe, car il s’attaque presque exclusivement aux épicéas communs, consommés par la filière industrielle.

Une femelle du scolyte européen de l’épicéa Ips typographus (Coleoptera, Curculionidae Scolytinae). Crédits : Gilles San Martin, CC BY-SA 4.0.

Les épicéas roussissent et meurent après son passage. On remarque davantage le petit scolyte1, que tout autre, bien qu’il travaille silencieusement sous l’écorce. On retrouve les traces de ses discussions, de son appétit et de ses adolescences vécues dans les galeries, dans les tas de bois morts.

Comparé au pic tridactyle, l’un de ses principaux prédateurs (jusqu’à 670 000 insectes consommés par an et par individu), le scolyte est sous les feux de rampe car il attaque les intérêts d’une filière. Cet oiseau, dont il ne reste que cinq à dix couples nicheurs dans le Jura, peut quant à lui disparaître en silence. Il ne fait pas partie de notre monde. Les strates successives des bois ne s’intègrent pas aux cycles économiques. On peut enlever les arbres pourrissants, les arbres en travers du sentier, les chandelles, nettoyer tout ce qui est improductif, parce qu’effectivement ce n’est pas directement monétisable. En les enlevant, on enlève ce qui fait son milieu de vie. Il peut disparaître, ce n’est pas un problème.

Pic tridactyle. Crédits : Armandas Naudžius, cc-by-2.0.

Sauf que.

Ce qui est plus cocasse, c’est qu’en retour le scolyte s’attaque aussi au nôtre, qu’il nous renvoie la balle. Ces attaques ne sont pas nouvelles, celles-ci surviennent après les tempêtes ou dans des forêts fragilisées. Les essaims se développent dans les chablis2 ouverts par les vents, et ce fut par exemple le cas après la tempête de décembre 1999. La nouveauté, c’est l’intensité et l’étendue de ses ravages sur les pessières3. Et il y a ici plusieurs origines, bien plus dévastatrices qu’une tempête occasionnelle.

Les politiques de reboisement d’après-guerre ont privilégié les résineux à plus de 80%.

Car le scolyte raconte une histoire, un certain aménagement forestier. En Septembre 1946, le Fonds forestier national (FFN) est créé. Il s’agit de boiser et reboiser massivement la France après la guerre, pour la reconstruction et pour rationaliser l’usage et la production du bois. Ce sera plus de 2,1 millions d’hectares plantés. Les politiques de reboisement d’après-guerre ont privilégié les résineux à plus de 80%, en plantant par exemple l’épicéa à des altitudes basses, où les arbres sont moins adaptés, ou sur des sols considérées comme improductifs. Le Fonds traduit la volonté de rendre productif les terres « improductives ».

Mais le scolyte suit scrupuleusement pour mieux les ronger le front des monocultures. Plus les épicéas sont à basse altitude, plus les ravages sont nombreux. Le privilège accordé aux résineux, le choix constant favorisant les épicéas et leur plus grande densité favorise dans la foulée le scolyte qui ne peut parcourir que 2-3 km à chaque essaimage. Les épicéas affaiblis par le réchauffement climatique, évoluant dans des milieux peu propices, sur des sols pauvres, ne peuvent pas lutter avec leur sève contre l’« invasion » et laissent les scolytes creusés des galeries dans le cambium4.

Crédits : Jean-alfredo Albert.

Le scolyte révèle ainsi aussi des phases d’adaptation, de stress et de réponse de la forêt face au réchauffement climatique. Le réchauffement climatique, dont les effets sévères sur les forêts jurassiennes ont produit depuis 2018 un stress hydrique intense et une fragilité des arbres, et corrélativement un développement intense et une multiplication des essaimages.

Les scolytes communiquent avec leurs congénères grâce à des kairomones, une émission de substances d’agrégation ou de répulsion qu’ils produisent selon la situation plus ou moins propice, selon la densité et la proximité entre les arbres. Ils révèlent par leur intérêt ou leur désintérêt la santé des arbres environnants. Ils révèlent ainsi l’écologie nouvelle de la forêt et ses évolutions, son adaptation, les conséquences d’une sylviculture homogène. Scolytes et épicéas ont coévolué ensemble depuis longtemps. Ce n’est pas une espèce allogène fraîchement débarquée dans le biome jurassien qu’elle viendrait bouleverser : la prolifération des scolytes ces dernières années ne témoigne que des conséquences de nos activités qui bouleversent ces commensalités et ces relations de plus long terme.

Scolytes et épicéas ont coévolué ensemble depuis longtemps. Les monocultures bouleversent les milieux et favorisent la prolifération des scolytes.

Suivre les lignes du scolyte tracées dans le cambium de l’épicéa, que l’on peut voir sous l’écorce ou dans le bois évacué et entreposé au bord de la route, c’est suivre d’autres histoires, d’autres récits empêchés. Le scolyte est un producteur, mais pas selon nos termes du contrat : un allié du bois mort, des creux, des cavités et des fonges. Pour nous, c’est un improductif. Mais il est une aubaine pour d’autres et un passeur de mondes, à condition de lui laisser du temps. Une fois les épicéas secs sur pied, la lumière pénètre jusqu’au sol et une nouvelle dynamique végétale s’installe, plus diverse, plus surprenante, et qui n’exclut pas d’être guidée par des gestes forestiers. Il transforme ces milieux dépeuplés à l’unique vocation productive en des milieux plus foisonnants. Il favorise des forêts plus diversifiées, qui deviennent un obstacle à sa progression.

Un pic tridactyle mâle. Crédits : Alberto Chiarle, CC BY-SA 3.0.

Tandis qu’en surplomb des nouvelles brosses de semis, les chandelles5 sont en effervescence, les xylophages grignotent leurs galeries, les pics tambourinent à leur recherche, ouvrant des cavités qui accueillent les colocations de collectifs de passereaux ayant décidés de passer l’hiver unis dans la survie. Le pic tridactyle appartient à cet autre rythme, à cette autre cadence : aux strates sénescentes des bois, à ses vieillesses. Il a besoin, dans des volumes conséquents, de bois mort, de chandelles, d’épicéa tendre, et le scolyte produit ainsi en partie les meubles, la matière de son monde. Ce qui est vu par nous comme “improductifs” et qu’on s’évertue à faire disparaître.

Ce sont uniquement dans les épicéas que les pics tridactyles déposent leurs œufs et ce sont des épicéas dont dépend la survie du scolyte. C’est pourtant lui qui sèche les épicéas sur pied et le pic se nourrit à 70% des scolytes xylophages qui forent des tunnels ; travail minutieux dont il vient attentivement écouter, pour les débusquer, les vibrations. À la fin du siècle dernier, le retour du pic tridactyle dans le Jura Suisse montre l’indifférence entre nos deux mondes. C’est en effet la déprise du marché du bois qui a incité les forestiers à réduire l’enlèvement systématique des arbres morts ou dépérissants, ameublant de nouveau sans s’en rendre compte le territoire des autres.

Crédits : Jean-alfredo Albert.

Et si maintenant nous regardions en naturalistes les traces que les forestiers intensifs et les développeurs photovoltaïques laissent dans nos milieux, de la même manière violente et guerrière qu’ils regardent les traces laissées par le scolyte dans nos milieux ? Car pendant ce temps, un autre larron entre dans la ronde et fait mûrir son monde.

Le scolyte vous pose problème ? Vos forêts sont en piteux état ? Décapons tout ça et installons des panneaux solaires !

L’aménageur rêve et dessine au couteau des projets de panneaux photovoltaïques dans des forêts mixtes ou plus diversifiées, non touchées par le scolyte, comme à Loulle et Mont-sur-Monnet. Mais c’est un bon prétexte. Le scolyte vous pose problème ? Vos forêts sont en piteux état ? Dégradées ? Décapons tout ça ! On en revient à la saine et sainte productivité. Parce que ces terres sont improductives, parce qu’elles ne servent à rien, parce qu’elles sont « sclérosées » (traduisez par « non productives »), il vaut mieux les détruire. Le scolyte est un ennemi, il détruit nos patrimoines forestiers. L’aménageur de panneaux détruit, mais pour de bonnes raisons. Ce sont des forêts sans intérêts et pauvres, qu’il faut valoriser à des fins utiles.

Qui détruit ? C’est une question dont il vaut mieux réfléchir à deux fois selon là où se porte notre regard.


Crédit de la photo d’ouverture : Moinats, CC-BY-SA-4.0.


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Notes

  1. Dans la suite du texte, nous employons le terme de scolyte qui est plus courant, mais il renvoie bien à l’espèce ips typographe, NDLR[]
  2. Ensemble d’arbres déracinés accidentellement.[]
  3. Plantation ou forêt naturelle peuplée d’épicés.[]
  4. Seconde écorce ou écorce intérieure.[]
  5. arbres morts sur pied[]