L’heure était encore récemment à la célébration pour fêter la victoire de la mise en échec du projet d’aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Mais cette victoire ne doit pas effacer l’expérience qui a pris corps et l’affirmation qui a pris forme en ce lieu du fait même du diffèrement du projet de construction sur une période de plus de 40 ans. Car la singularité des formes de vie et de lutte qui ont émergé sur la Zad tient sans doute à la durée exceptionnelle au cours de laquelle ont été suspendues les activités à caractère productiviste qui, partout ailleurs, structurent et surdéterminent notre rapport à la terre. Ce n’est pas seulement le projet d’aéroport qui a été mis en suspens pendant toute cette période, mais, de manière plus générale, le régime des propriétés qui définit l’État et qui soutient toutes les logiques d’aménagement du territoire et d’exploitation productiviste des sols. En suspendant le processus de remembrement, l’occupation a empêché l’arasement des sols à travers la coupe des haies, des arbres et des talus pouvant servir de refuge aux animaux, elle a interrompu le comblement des mares, la rectification des ruisseaux et l’assèchement des zones humides. Elle a ainsi permis à toute une faune (tritons, campagnols, musaraignes, chauves-souris, martins-pêcheurs) et flore (fougères, orchidées) disparues ou oubliées de réapparaître et de se frayer un passage dans un champ de pratiques qui les avait définitivement banni. Elle a aussi réveillé la mémoire des pratiques collectives des « communs » enfouies sous la succession des projets d’aménagement que cette terre a connu depuis la révolution française au nom du progrès et de la rationalisation de l’espace et du temps. L’occupation a libéré l’espace et le temps d’un commun partageable en lequel d’autres formes de vie et de coexistence entre humains et non humains ont pu s’inventer. Dans l’ouverture provoquée par cette brèche temporelle, un nouvel horizon politique est apparu : celui de la Terre. La Zad constitue de ce point de vue un des lieux essentiels où s’expérimente notre condition contemporaine : la condition terrestre.
L’État comme régime des propriétés
La prise de conscience de cette condition terrestre, elle en passe d’abord par l’expérience partagée d’un paysage discontinu, instable et différencié, traversé par une variété d’êtres et de formes de vie. Celle-ci s’inscrit en complète contradiction avec la logique d’aménagement du territoire qui se confond toute entière avec le temps du projet, c’est-à-dire avec le temps d’une réalisation nécessaire et inéluctable, toute orientée par sa fin : la production en masse et la mise en circulation de biens échangeables. L’aménageur, représentant de l’État, pense et délimite le territoire depuis un point d’extériorité et de surplomb (le bureau d’études du cabinet ministériel, des patrons ou des ingénieurs de Vinci) qui dénie la discontinuité spatio-temporelle coextensive de l’habiter au profit d’une continuité homogène légiférable à l’aune d’une norme unique : celle du régime des propriétés. Celui-ci ne recouvre pas seulement le titre juridique de propriété mais aussi la logique de distribution, administration et location des terres par une instance étatique (chambre du commerce par exemple), le brevetage du vivant (de la graine aux animaux), la rationalisation et le rendement des parcelles, la monoculture et la technologie industrielle, les services capitalistiques d’assurance ou de subventions, le découpage de l’espace en fonction des axes routiers, la définition de standards et de normes généralisables, le paramétrage des usages et pratiques. Il attribue des statuts qui imposent à chacun de se soumettre à la seule finalité considérée comme légitime : la production (-destruction). Toutes les zones liminaires, zones de transition et de passage, zones frangées et discontinues qui rendent possible l’hétérogénéité des expériences et des pratiques, les transformations et contagions sensibles, sont lissées et éliminées par le régime des propriétés qui divise le territoire en fonction d’un plan stratégique. Du point de vue de l’État, le territoire est essentiellement considéré comme une surface qu’il s’agit de transformer de fond en comble sans que rien ne puisse résister à cette transformation et à l’image qui y est projetée de l’extérieur par son « propriétaire ». Rien ne doit échapper à l’intentionnalité de l’homo-productor prêt à raser tout ce qui se trouve sur son passage pour réaliser sa seule volonté. Les bulldozers et les camions des forces de l’ordre forment l’avant-garde du front de la production (-destruction) dont le but est de transformer la terre en usine et de soumettre tous ses habitants à la cadence d’un temps calculé et rentable. L’agronomie comme technique de rationalisation de l’espace et le titre de propriété en sont les instruments de capture et de soumission. Le « projet agricole », qui reconduit la logique d’exploitation en l’instituant en norme absolue et unique, en forme le corps armé. C’est, point pour point, ce que confirmait l’argumentaire de l’ultimatum lancé par le secrétaire d’État M. Le Cornu aux dits « illégaux » de la Zad, c’est-à-dire aux non propriétaires. Au même titre que les migrants sans papiers sur le territoire national, ils sont chassés de la Zad car considérés comme illégitimes du point de vue de l’État de droit, c’est-à-dire du point de vue d’un système politique exclusivement fondé sur le régime des propriétés. Et c’est ainsi que l’État nous rejoue, à nouveau frais, le processus d’ « enclosure » qui a présidé à ce que Marx appelait « l’accumulation primitive du Capital », dont la « primitivité » relève moins d’une origine historique que d’une opération de fondation : enclore les terres communes en les soumettant au régime de propriété constitue l’acte fondateur sans cesse reconduit et sans cesse invisibilisé de l’Etat de droit. C’est donc ce régime de propriété qu’il s’agit, pour l’État, de réinstaurer au plus vite, de manière à suturer la brèche qui s’est ouverte à NDDL à travers l’affirmation d’une nouvelle manière d’habiter le monde. Derrière « le monde de l’aéroport » il y a l’État et toute la cohorte de ses serviteurs : aménageurs, entreprises, agriculteurs productivistes, industries, laboratoires, etc. Derrière « le monde de la Zad » il y a les habitants, c’est-à-dire à la fois les paysans, les nomades, les arpenteurs, les naturalistes en lutte, l’assemblée des usages et des pratiques, les tritons, les fougères, les musaraignes, les nuages, les forêts.
De la condition paysanne (Larzac) à la condition terrestre (Zads)
Ce qui s’est déployé au cours de la période d’occupation de la Zad de NDDL se distingue donc de ce qui a pris forme dans le contexte de la lutte du Larzac contre l’extension du camp militaire (1971-1981). Du Larzac à NDDL on assiste au passage de l’affirmation de la condition paysanne à celle de la condition terrestre. Il y a bien un lien de continuité entre les deux, mais l’expérience de la Zad ouvre un horizon politique tout à fait nouveau. La lutte du Larzac a réveillé la mémoire des paysans exploités puis anéantis par l’État « providence » de l’après-seconde guerre mondiale au nom du progrès et de l’impératif productiviste. En imposant l’utilisation des technologies modernes (tracteur, agronomie, pesticides, engrais…) et en recomposant l’espace selon la logique stratégique du remembrement, l’État a substitué au mode de vie paysan un mode de production agricole industriel subordonné à la seule temporalité urbaine (c’est-à-dire la temporalité de l’horloge). En libérant les champs de la logique de camp (militaire) au fondement du régime des propriétés, c’est-à-dire de l’exercice univoque d’un espace et d’un temps régimenté, la lutte du Larzac a ouvert la voie à d’autres manières de composer avec la terre que celui imposé par les stratégies d’État. Cette lutte introduisait donc déjà une brèche dans l’espace et dans le temps urbain en indiquant d’autres modes de vie possibles entre humains et d’autres inscriptions dans le paysage. Mais la revendication principale portée par les opposants à l’extension du camp militaire consistait à refuser l’expropriation des terres et à poursuivre ou renouveler l’activité de paysan en privilégiant l’idée de propriété collective. D’où l’accord passé avec l’État, suite à l’abandon du projet de camp militaire, pour mettre les terres sous le statut de bail emphytéotique. Mais qui dit bail, dit propriétaire. Ainsi, si le mode de vie paysan qui s’est affirmé dans le contexte du Larzac mettait déjà en jeu la volonté d’entretenir un rapport alternatif à l’usage des terres, il n’a pas permis d’engager un tout autre rapport à la Terre et au sens même que cela veut dire d’être un humain qui habite la Terre. Il n’a pas été jusqu’à remettre en question le régime des propriétés constitutif de l’État. Habiter la Terre veut dire laisser vivre les rencontres entre les existants par-delà les découpages d’espèce, rendre possible l’enchevêtrement de lignes de vie à la fois humaines et non humaines qui composent le paysage. En rendant possible la coexistence de modes de vie très différenciés, dont une large partie ne peut se reconnaître ou se laisser enclore dans la logique propriétaire, la lutte de la Zad de NDDL a rendu possible le franchissement d’un seuil : de l’État à la Terre et de l’humain au non humain. Si la lutte en jeu sur la Zad met en opposition des « mondes », c’est qu’elle redessine de fond en comble le sol et l’horizon même qui définissent les modes du vivre ensemble. A l’assemblée nationale parlementaire s’est substituée l’assemblée des usages et des communs. A la relation sociale et urbaine interhumaine s’est substituée une multiplicité de relations inter-espèces. Il ne s’agit plus de penser le vivre ensemble dans l’horizon d’un Etat fondé sur le contrat entre des sujets de conscience et de volonté (sujets humains) dans l’espace abstrait (hors sol) et continu définit par le droit, mais de mettre en œuvre des processus collectifs institutionnels donnant forme et consistance à l’habitation partagée d’un paysage composite et discontinu, comprenant à la fois des humains et des non humains. A la différence des citoyens d’un État, les habitants de la Terre se vivent toujours en relation à un paysage auquel ils contribuent à donner formes par et à travers la coexistence d’une diversité de pratiques. Le chemin tracé par la musaraigne, dans son passage de l’eau à la terre, n’est pas le même que celui du martin-pêcheur guettant les petits poissons au bord de l’eau, ou du triton rampant au creux des zones marécageuses, ou du paysan cultivant son champ, ou de l’habitant construisant sa cabane, ou du naturaliste arpentant le paysage, ou des châtaigniers résistant à toutes les saisons. Chacun, cependant, y fait l’expérience commune de traverser des seuils, de se confronter aux discontinuités et frictions du terrain, de passer d’une zone à une autre, de l’eau à la terre, du sol ferme aux marécages. Chacun y fait l’expérience d’une zone différenciée et liminaire aux antipodes de l’espace aseptisé et climatisé de l’aéroport ou de la ville. Chacun doit y apprendre à composer avec de l’autre, avec des manières de faire et de vivre différentes, qui en partie lui échappent. Chacun est invité à se transformer aux contacts des autres et à découvrir les puissances de métamorphose qui l’habitent. A l’image du triton crêté, chacun est invité à devenir amphibie, à passer les frontières des genres et des espèces : Camille et le triton, même combat ! Habiter veut dire ici ouvrir une zone de réciprocité entre humains et non humains qui en passe par le dialogue sensible, quotidien, d’un vivre-avec. Les différents lieux collectifs qui se sont construits sur le site de la Zad portent ainsi les noms de la transformation réciproque de ses habitants : La Vache Rit, le Talus, la Chat Teigne, les Chicanes, etc. Et si le triton crêté a pu devenir un symbole de la condition terrestre qui s’est vécue sur la Zad, c’est en tant que l’habitant humain, tout comme le triton, n’appartiennent pas à l’État. Et c’est par leur existence de fait, c’est-à-dire par leur corps même, qu’ils contestent le droit de l’ État.
Peuples amphibies
Habiter n’est pas occuper un territoire mais inventer des manières de peupler les discontinuités qui constituent le paysage à la fois humain et non humain. Ce pourquoi le terme de « zone » correspond sans doute plus justement à ce qui se joue sur la Zad que celui de « territoire ». Ce dernier implique des frontières et des limites posées depuis une position de surplomb qui cherche à constituer une unité saisissable ou à répondre à des impératifs stratégiques. Au contraire, la zone est liminaire, non soumise à la stricte délimitation propriétaire ou stratégique. Elle est constituée de seuils mouvants et ouvre un espace de transition mettant en jeu des régimes d’intensité et de durée différenciés. La singularité de ce qui s’est joué sur la Zad consiste à avoir ouvert des zones de passages capables de laisser vivre une multiplicité de mouvements sous-jacents, jusqu’alors écrasés ou refoulés par les logiques d’État, et d’avoir permis à tout un tissu de gestes et de pratiques infra-politiques de refaire surface et de tramer d’autres formes de consistance collectives, plurielles et hétérogènes, transversales et ouvertes. Si la Zad a renoué avec la mémoire des communaux (parties du territoires communes à tous les habitants) et des « open fields » (usage communal des terres agricoles auquel le processus d’« enclosure » a tenté de mettre un terme), ce n’est pas seulement du point de vue de la liberté de circulation, du partage et de la gestion des terres, mais aussi, de manière plus large, du point de vue de l’ouverture à l’hétérogénéité des pratiques et manières de vivre qui ont pu y co-habiter et la traverser. La création sur la Zad de NDDL d’un espace non motorisé constitue de ce point de vue un cas exemplaire de transversalité et d’ouverture. Appelée aussi « parcelle de la Discorde », la zone non motorisée mettait en tension principalement deux manières de penser le rapport à la terre : celle des paysans pour qui « toute parcelle cultivée doit continuer à être cultivée » face à celle qui disait : « on ne touche pas à la nature ». Créer une zone non motorisée, ce n’était pas rejeter en bloc l’usage du tracteur, mais rejeter la systématisation d’un type d’usage au détriment d’autres possibles ; c’était dire que des manières différentes de vivre et de pratiquer la terre peuvent cohabiter au sein d’un même lieu de vie. Cette zone non motorisée constitue moins une « terre vierge » répondant au fantasme d’une nature mythique et intouchée qu’un terrain vague non soumis à une fonction administrée ou à un usage essentiellement défini par et pour l’humain. Si les terres redeviennent communes, ce n’est plus seulement par rapport à l’usage humain, mais d’abord et surtout parce qu’elles permettent le renouvellement des multiples formes de vie qui composent le paysage. Laisser vivre du terrain vague, cela veut dire, de manière plus générale, redonner des vagues au terrain : retrouver sa mobilité, ses plis, ses cachettes, ses zones d’obscurité, autant de conditions nécessaires au renouvellement de la vie. La condition terrestre ouvre de ce point de vue moins un « retour à la terre » que la possibilité de faire l’épreuve des éléments (aquatiques, aériens, minéraux, sylvestres) qui forment la Terre. Elle nous engage à faire l’épreuve d’être un corps parmi les corps et de traverser des zones de transformation et de réinvention : de stratifier les expériences et les mémoires qui nous constituent selon les accidents de terrain, les différences d’espèce, les manières de peupler ou d’appréhender sensiblement les relations entre les existants. Peupler veut dire ici faire l’épreuve des différences contiguës au sein d’un lieu de vie commun et découvrir que nous sommes traversés par les mémoires de mondes lointains (dans l’espace et dans le temps). Tel chêne est-il issu des graines qui ont voyagé d’un continent à l’autre, que ce soit par l’intermédiaire de l’estomac d’un oiseau ou des déplacements humains ? Il devient alors le porteur d’une mémoire qui dépasse sa localité actuelle, même si, sur le bocage, il a dû réinventer d’autres manières de faire monde, c’est-à-dire d’entrer en relation avec les existants qui l’habitent. Le soulèvement de la Zad ne doit donc pas seulement être pensé en termes sociaux et politiques, mais aussi géologiques, voire cosmiques : soulèvement qui en appelle à la résistance et aux puissances des corps. L’épreuve des éléments du paysage mobilise des affects et des technicités permettant des passages de seuils : autant d’occasions d’ouvrir sur d’autres mondes, d’autres rapports au monde. Les habitants de la Zad pourraient ainsi être qualifiés de « zoniens », capables de traverser les vagues du terrain et de devenir amphibies, d’ouvrir des zones mouvantes et interlopes mettant en crise les frontières et fonctions imposées par l’État. Les « zoniens » ne sont pas simplement des marginaux (des « originaux » vivant en marge de l’État), mais trouent de l’intérieur le régime des propriétés en inventant des techniques de passage et de transformation permettant de dépasser les clivages fonctionnels et administratifs. De là l’invention, au cours des années, d’un tissu institutionnel capable d’accompagner et d’articuler les tensions, conflits et frictions qui traversent la zone sans pour autant chercher à constituer une unité continue et homogène régie par un système de normes unique. Ce tissu institutionnel a permis aux habitants de la Zad de répondre aux problèmes de conflits sur la zone sans nécessiter le recours aux forces de l’ordre et de prendre des décisions collectives malgré les divergences et différences dans les manières de faire et de vivre. Si quelque chose comme un peuple amphibie s’est dessiné sur la Zad, c’est que la manière de peupler qui y a pris forme défie les logiques identitaires et communautaires pour privilégier l’expérience partagée de la multiplicité et de l’hétérogénéité, du passage et de la métamorphose. Les peuples amphibies ne revendiquent pas un monde Un, mais habitent entre les mondes : ils sont passeurs de mondes.
Les temps de la Terre et ses habitants
La lutte n’en est donc qu’à ses débuts, car son horizon est non seulement de défendre telle ou telle localité, mais aussi, des manières de faire-mondes qui rendent la Terre de nouveau habitable. Si la lutte de la Zad de NDDL a perturbé les lectures traditionnelles des mouvements sociaux et politiques, cela tient sans doute à cette radicale nouveauté. « Quelque chose » sur la Zad a émergé qui ne peut se laisser enclore dans la division tentée par le discours médiatique et politique entre d’un côté les « bons » agriculteurs respectables et légitimes et d’un autre côté les « illégaux ». C’est au contraire depuis tous ceux qui sont de fait exclus du partage propriétaire et productiviste de la terre qu’il faut repenser le conflit politique qui s’est dessiné sur la Zad. « Quelque chose » a pris forme dans l’intervalle et à la confluence d’une rencontre entre des modes de lutte traditionnellement dissociés, agissant sur des temps et en des espaces indépendants les uns des autres. Il y a d’un côté les luttes écologistes sensibles au temps long de l’évolution des espèces et à la conservation de la biodiversité. Il y a ensuite les luttes sociales et autonomes sensibles à la réinvention de pratiques collectives et alternatives qui projettent dans le temps présent ou à venir une utopie sociale intrahumaine. Et puis il y a les luttes paysannes sensibles à d’autres manières de cultiver la terre et dont l’horizon se définit par une vie quotidienne en prise avec les nécessités liées aux usages, aux saisons et aux variations météorologiques. Mais il y a aussi toutes les lignes de vie singulières qui ont pu se frayer un passage entre ces modes de luttes et ouvrir d’autres expériences de vie, introduisant du jeu et de la critique. Ce qui a pris forme entre ces modes de luttes et expériences c’est la condition d’habitant de la Terre, c’est-à-dire la condition d’une habitation qui précède l’appartenance à l’État. L’habitant de la Terre est celui qui exige de pouvoir vivre sans titre de propriété et sans être soumis à la nécessité de la production. C’est à la fois le non propriétaire, l’improductif, le migrant et le triton crêté. L’habitant de la Terre constitue de ce point de vue à la fois la figure d’une désidentification par rapport à l’Etat(-national, colonial, libéral) et la figure qui affirme notre nouvelle condition d’existence : la condition terrestre. Elle nous enjoint à passer du temps abstrait de l’État aux temps sensibles de la Terre. D’où la résonance très forte et les ponts de plus en plus nombreux qui se créent aujourd’hui avec les différentes luttes indigènes à travers la planète : des indien-ne-s du Chiapas, aux indien-ne-s et « marrons » du Brésil ou d’Amérique du Nord, aux chasseurs-pêcheurs du Pacifique Nord (Alaska et Kamtchatka), aux paysan-ne-s sans terre d’Amérique, d’Afrique ou d’Inde, aux Aborigènes d’Australie ou aux indien-ne-s des forêts de Bornéo, etc. Le front de la lutte s’organise partout, non seulement par opposition au capitalisme, mais pour affirmer l’existence déjà effective d’un ou de plusieurs autres mondes. La Zad ne constitue pas une avant-garde à la tête d’un temps futur, mais affirme la nécessité de sauvegarder et de laisser vivre tous les temps de la Terre. « Régulariser la situation » dit l’État. Répondre à ce mot d’ordre, c’est renoncer au seul horizon collectif qui puisse faire sens aujourd’hui : celui qui fait de nous des terrestres, des habitants de la Terre.